Damas martyre
La victoire des alliés sur l'Allemagne est entachée de massacres coloniaux auxquels, malheureusement, il a été fait appel à l'aviation. Ceux dits "de Sétif" sont les plus connus... ou les moins méconnus.
Durant la période de répression du 9 au 19 mai 1945, des bombardements ont été effectués par l'aviation française :
- 38 tonnes de bombes auraient été larguées par des Martin B-26 Marauder, lors de 15 bombardements ;
- 3 tonnes de bombes auraient été larguées par des Douglas A-24 Banshee lors de 5 bombardements.
Les A-24 proviendraient du CIC de Meknès (Maroc) tandis que les B-26 auraient peut-être été ceux du GBM I/34, alors en conversion sur AAC-1 Toucan, à Djedaïa. C'est en tout cas les seules unités que j'identifie comme ayant pu opérer dans le secteur.
Cependant une opération encore plus contestable eut lieu peu après, non pas en "France", ni dans une de nos colonies, mais dans un ancien territoire sous mandat : la Syrie. Il se trouve que le magazine Avions, dans sa livraison de mai-juin 2025, a sorti un article sur le sujet...
La montée des tensions
Dès l'automne 1941, le Liban et la Syrie devenaient indépendants. Toutefois, la France entendait y conserver une présence militaire pour la durée de la guerre et, bien sûr, au-delà.
Après le départ du Groupe de chasse n° 3 "Normandie, en décembre 1942, ne restait qu'une escadrille de surveillance destinée au maintien de l'ordre et la protection des côtes. Le 16 octobre 1943, elle prit de l'importance et devint finalement le Groupe de bombardement 1/17 "Picardie". Une semaine avant, le Groupe de chasse 3/3 "Ardennes" voyait le jour ; il déménagea cependant en mai 1944 pour l'Algérie. Le GB 1/17 resta la seule unité combattante de l'armée de l'Air stationnée dans le secteur ; le Groupe d'écoles n° 11 représentait cependant un petit potentiel d'appoint.
Des renforts terrestres débarquèrent à Beyrouth, entre le 5 et le 17 mai. Dès le 18 mai, la population syrienne commença à manifester son opposition dans toutes les grandes villes du pays ; le Liban, lui, resta assez calme. La réponse de l'armée françaises, fut d'abord "mesurée" avec des vols d'intimidation, les 19 et 20 mai, et des patrouilles de blindés. Comme l'a expliquer Frantz Fanon, il s'agit ramener les plus modérés à la raison :
"C'est que, dans leur cerveau, les tanks des colons et les avions de chasse occupent une place énorme. Quand on leur dit : il faut agir, ils voient des bombes se déverser sur leur tête, des blindés s'avancer le long des chemins, la mitraille, la police... et ils restent assis."0
Cela ne calma pas les esprits puisque, dans la nuit du 27 au 28 mai, l'insurrection générale fut déclenchée. Là encore, Fanon explique bien le processus ;
"Les autorités prennent en effet des mesures spectaculaires, arrêteny un ou deux leaders, organisent des défilés militaires, des manœuvres, des vols aériens. Les démonstrations, les exercices belliqueux, cette odeur de poudre qui, maintenant, charge l'atmosphère, ne font pas reculer le peuple. Ces baïonnettes et ces canonnades renforcent son agressivité. Une atmosphère de drame s'installe, où chacun veux prouver qu'il est prêt à tout."1
Les autorités françaises tâchèrent de garder le contrôle des grandes villes. Le 29 mai, le Délégué français, le général Olivia-Roget, décida d'investir la capitale, Damas. Le parlement fut pris d'assaut. Nos troupes tuèrent voire massacrèrent, 28 des 30 gendarmes syriens qui assuraient sa garde. Les forces françaises étaient venues arrêter le président syrien, Choukri al-Kouatli, qui parvint à prendre la fuite. Avec cet incident, les troupes du général Olivia-Roget, déclenchèrent une petite guerre locale... et les foudres de nos alliés britanniques et américains.
Les missions de l'aviation
Le "Picardie" fut mis en œuvre dès le début de l'opposition syrienne, malgré son matériel hétéroclite et son impréparation. Comme dit précédemment, en bonne autorité coloniale, le Délégué français ordonna d'abord des vols d'intimidation, les 19 et 20 mai 1945.
Le lendemain, le groupe mena quatre missions de reconnaissance, ce qui dénote une volonté du pouvoir d'avoir une connaissance plus détaillée de la situation. Celui-ci avait en effet été surpris du soulèvement. L'agressivité était cependant de mise car les 26 et 28 mai, les cinq reconnaissances menées furent armées ; autrement dit, on prévoyait que les bombardiers attaquassent des objectifs d'opportunité. Il s'agissait donc bien de mater une insurrection par une escalade de la violence, de frapper vite et fort.
Avec l'embrasement du 29 mai puis la contre-attaque syrienne du 30 mai, la situation échappa à tout contrôle. le général Olivia-Roget ordonna encore au "Picardie" d'intervenir. Dans la soirée du 29, un unique Baltimore joignit ses forces à celle de l'artillerie qui bombardait la citadelle de Damas où s'était retranchée l'armée syrienne ; un autre Baltimore mitrailla le parlement Syrien. Plus tôt dans la journée, un Bristol Blenheim était intervenu plus pacifiquement en larguant des tracts au-dessus de Homs, Rastane et Hama.
Le lendemain, l'action de l'aviation française se concentra sur Hama, une ville à peu près à mi-chemin entre Damas et Alep. Un antique Potez 25 TOE du GE 11 bombarda des barricades à l'entrée de la ville. La défense syrienne se montra aussi agressive qu'efficace, forçant l'appareil à atterrir d'urgence près de la route. Elle eut moins de résultats avec les autres appareils qui purrent rentrer malgré les dommages subis : dans l'après-midi, trois Baltimore du "Picardie" lui succèdèrent. Un autre appareil solitaire s'en serait pris de nouveau à la citadelle de Damas.2.
Le 31 mai vit la capitulation syrienne. Le canon tonna encore dans la matinée et les troupes sénégalaises et "levantines" furent envoyées dans les souks qu'elles auraient pillés... Le "Picardie", lui, intervint contre Deïr ez-Zôr, à l'est du pays. Un Potez 25 TOE y intervint le premier. Une section de Baltimore effectua une seconde attaque.
Dans la nuit, le Gouvernement français mit un terme aux combats, mais pas à toute activité aérienne. En effet, le 5 juin 1945, le "Picardie" effectua sa dernière mission, avec une reconnaissance suivie d'un mitraillage, dans le secteur de Raqqa. Des vols d'observation et de surveillance des tributs, activité purement coloniale, eurent également lieu dans ce laps de temps.
Martin Baltimore du "Picardie", sans doute le seul à porter ce camouflage, les autres ayant les couleurs "européennes".
Pressions internationales
Si le gouvernement français demanda la cessation des combats dans la nuit du 31 mai au 1er juin 1945, ce ne fut pas de son propre chef, mais sous la contrainte britannique.
Avant le soulèvement, le torchon brûlait entre les deux alliés. Les Britanniques demandaient en effet aux Français de quitter la Syrie - eux ne quittaient pas la Palestine et la Transjordanie... Ils avaient également commencé à armer l'armée syrienne en cours de constitution. Le 31 mai, à la demande du président syrien, Winston Churchill autorisa les troupes de la 9e Armée à pénétrer la Syrie. C'était chose faite le 1er juin et, dans l'après-midi, les troupes françaises furent doublées d'éléments britanniques puis, plus tard, consignées dans leurs casernes.
Côté français, cette opération fut très mal vécue. C'était d'abord une ingérence étrangère dans la politique nationale. Ensuite, le général de Gaulle soupçonna un complot pour évincer la France du Proche-Orient et permettre aux compagnies pétrolières britanniques de faire main basse sur les ressources locales. Le pays fut encore humilié lorsqu'aucune de ces demandes de médiation pluri-nationale ne fut acceptée. Cependant, notre comportement répressif nous a totalement décrédibilisé auprès des nations arabes et a ruiné toute chance d'un accord de coopération franco-syrien. Pis, il a mis en danger nos ressortissants présents sur place - peu importait leur raison, le gouvernement était responsable de leur sécurité.
Minoration de la répression
Je ne saurais finir cet article sans parler des éléments donnés par deux sources sur les ressentis des aviateurs français. L'article de Bertrand Le Bras reprends deux passages du journal de marche et d'opération du Picardie :
- non daté : [il] serait temps pour les citoyens des républiques libano-syriennes de passer à l'action, ce qui nous permettrait de nous faire... la main.
- le 29 mai, après les bombardement de Damas : 2 équipages dépucelés. Tout va bien.
L'auteur explique que les aviateurs étaient sans doute un peu frustrés de ne pas avoir pu participer plus activement à la guerre contre l'Allemagne - certes il s'agissait d'anciens parfois atteint par la limite d'âge ou de jeunots. Ici, on pourrait lui reprocher un manque de profondeur dans la réflexion car il produit un autre extrait du JMO, une caricature d'affiche directement inspirée de celles de la propagande allemande (Population abandonnées faites confiance au soldat allemand !) - le syrien est mis sur le même plan que l'ennemi allemand. Comment ne pas voir dans cette agressivité, les relents de racisme ? Le rédacteur du JMO sait pertinemment que la poudre parlera si les populations occupées réclament leur dû. Il le sait parce que c'est ainsi que les nations colonisatrices se sont comportées. Peu importe que la Syrie soit alors indépendante, il s'agira bien de réprimer une insurrection décoloniale, vécue comme une agression contre le pays - ces intérêts, en tant que nation colonisatrice, sont en effet attaqués. Par leur volonté d'expulser l'armée française, Libanais et Syriens expriment leur aspiration à prendre la place du colon, place qu'il n'est pas disposé à leur céder.
Néanmoins, il semble que certains cadres n'aient pas été aussi belliqueux, comme le relèvera le commandement en reprochant un manque de toute la fermeté désirable et en proposant une dispersion des éléments d'encadrement, après les évènements. La citation d'un aviateur du "Picardie" à propos des bombardements est éloquente :
"C’étaient des bombardements légers parce que nous n’avions pas beaucoup de griefs sur eux et avions été bien accueillis auparavant par la population locale : restaurants, intégration avec les locaux, nous donnions aussi des cours de français aux autochtones ou vivions dans leurs familles."3
Le témoignage contraste déjà avec ce qui peut être lu ici ou là sur le ras-le-bol des populations locales quant à la présence de l'armée d'occupation française. La mention des cours de français, sonne comme une référence à la mission civilisatrice de la France, c'est-à-dire une destruction de la culture des colonisés et son remplacement par celle du colon. Mais l'affirmation de bombardements légers est sans doute plus parlante.
Le discours montre d'abord la difficulté à s'extraire des préjugés de sa société pour réaliser que l'on participe à une répression colonial - je l'ai personnellement vécue. L'armée française, fût-elle issue de la France Libre, était une armée d'occupation, présente pour préserver les intérêts de la France au détriment de ceux des Syriens et Syriennes. Légers ou pas, le fait est que ces bombardements ont tués et qu'ils étaient disproportionnés. On peut ainsi voir ce que qu'Aimé Césaire dénonçait comme un ensauvagement et une déshumanisation du colonisateur :
"Il faudrait d'abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instinct enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, [...]"4
Si les JMO du "Picardie" montrent bien le réveil aux instincts enfouis, [...], à la violence, voire à la haine raciale, le témoignage ci-dessus ressort bien du relativisme moral. Avec l'utilisation du mot "grief", les rôles d'agresseur et d'agressé sont inversés - dans le JMO aussi. De plus, la raison avancée n'est pas celle de la légitimité de la lutte des autochtones, mais leur ancienne sympathie. Ainsi, nous aurions respecté l'amitié qu'ils nous vouaient ? Non, nous avons surtout été cléments en ne lâchant que des bombinettes ! Le témoin tente bien de minorer l'action de l'aviation française, qui n'aurait pas été loin de faire semblant - mais alors pourquoi s'être arrêtée en si bon chemin ? Ces bombardements légers apparaissent donc comme un moindre mal... mais nécessaire.
Sauf que ! D'après les travaux de Bertrand Le Bras, si les Potez 25 TOE ont largués des bombes de 10 kg, les Baltimore étaient, eux, chargés de bombes britanniques de 250 lb (125 kg) puis françaises de 100 kg. Pour de la répression coloniale, cela parait bien surpuissant. Toutefois, que les bombes soient d'un modèle anti-personnel de 10 kg ou des anti-bunkers de 910 kg5, le bombardement de colonisés révoltés restent, aujourd'hui légalement mais à l'époque déjà moralement, un acte condamnable6. Ainsi, penser que l'on peut minorer la répression, c'est accepter que des arabes - ou d'autres populations colonisées - peuvent être tués sans trop de gravité, c'est leur accorder moins de valeur, c'est une idée raciste. Jamais pareil discours n'aurait alors été tenu à propos d'un peuple européen.
En guise de conclusion
La conclusion de l'article d'Avions me semble intéressante :
"Comme les deux décennies suivantes le démontrèrent, cette première expérience, douloureuse et humiliante, augurait mal de la suite des opérations de décolonisation..."
En Syrie, la France s'opposa à la volonté d'un État indépendant, qu'elle avait reconnu comme tel. En Indochine, puis en Algérie, ce ne sera en rien le cas. L'indépendance du Vietnam déclaré unilatéralement par le Việt-Minh, le 2 septembre 1945, ne fut finalement pas acceptée par la France. En Algérie, la situation était encore différente puisque ce pays était rattaché à la France : il s'agissait d'une partie d'elle-même qui cherchait à faire sécession. Mais dans les deux cas, la réaction militaire fut féroce et déboucha sur de longs conflits.
Cependant, l'action des forces française en Syrie s'inscrit dans la répression coloniale, telle que l'a décrite Frantz Fanon, quelques quinze ans plus tard :
"Dans les régions coloniales, par contre, le gendarme et le soldat, par leur présence immédiate, leurs interventions directes et fréquentes, maintiennent le contact avec le colonisé et lui conseille, à coups de crosse ou de napalm, de ne pas bouger. On le voit, le pouvoir utilise un langage de pure violence."7
La France essayait en effet de sauvegarder ses intérêts rapaces de nation colonisatrice au lieu de penser à ceux, plus égalitaires, de nations partenaires ou tout simplement d'accepter que les nations anciennement colonisées pussent aussi choisir tracer leur route plutôt que de se faire dicter leur conduite. Malheureusement, cet état d'esprit reste d'une cruelle actualité, comme on a pu le voir avec les récents bouleversements diplomatiques touchant l'Afrique.
Notes :
0 Fanon Frantz, Les damnés de la terre, in Oeuvres, La découverte, 2011, p 472.
1 Ibid p 478
2 Le Bras Bertrand, Levant mai 1945 : Les derniers combats de l'armée de l'Air durant la Seconde Guerre mondiale, in Avions n°264, mai-juin 2025
3 Hugot Bertrand, Le Groupe Picardie, article disponible sur le site Air Traditions.
4 Césaire Aime, Discours sur le colonialisme, Présence Africaine, 1955-2004, p 12
5 Ces bombes ont été utilisées par l'armée de l'air israélienne dans la campagne de bombardement contre Gaza, en 2023-2024 et peut-être pour tuer le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, le 24 septembre 2024, d'après CNN.
6 Certes le débat était déjà vif dans l'entre-deux-guerres quant aux bombardements des civils. Au sortir du second conflit mondial, ils n'étaient pas reconnus comme un crime de guerre : cela aurait conduit les principaux chefs des aviations alliés devant les tribunaux.
7 Fanon Frantz, Les damnés de la terre, in Oeuvres, La découverte, 2011, p 454. Dans le paragraphe dont est extraite la citation, Fanon oppose les méthodes de domination de la bourgeoise en métropole et aux colonies.
Sources :
Bruchez Anne, La fin de la présence française en Syrie : de la crise de mai 1945 au départ des dernières troupes étrangères, in Relations Internationales n° 122, 2005 via Cairn.info
Hugot Bertand, Le Groupe Picardie, in La Gazette n° 65 de l'Amicale des Forces Aériennes Françaises Libres, mars 2009 ;
Le Bras Bertrand, Levant mai 1945 : Les derniers combats de l'armée de l'Air durant la Seconde Guerre mondiale, in Avions n°264, mai-juin 2025 ;
Peyroulou Jean-Pierre, Le cas de Sétif-Kherrata-Guelma (Mai 1945), article du 21 mars 2008 sur le site de Science-Po Paris ;
Article Wikipédia sur le bombardement de Damas ;
Organigramme des forces aériennes françaises au 8 mai 1945 ;