Ardennes (acte 4)

Publié le par Romain Lebourg

Les Ardennes, le retour de la vengeance !

J'ai déjà consacré deux trois articles à la percée allemande dans les Ardennes et notre inaction aérienne. Pourtant, en préparant la vidéo sur l'attaque du 12 mai 1940 par nos Breguet 693, je suis tombé sur une information qui m'avait échappé.

Les chars allemands sont à Bouillon !

Le 11 mai 1940 au soir, les éléments de tête de la 1. Panzerdivision attaquèrent les défenseurs de Bouillon. Bien que les ponts sur la Semois aient sauté, les soldats français se replièrent sous le feu de notre artillerie lourde. Le lendemain matin, les Allemands investirent la ville, après une nuit de bombardement de l'artillerie française.

Dans la matinée, un Potez 63-11 du GR II/22 partit reconnaître et photographier les franchissements allemands sur la Semois. L'observateur, le lieutenant Lucien Saint-Genis, nota qu'à Bouillon, de nombreux convois ennemis [étaient] sur les routes ; nous [revînmes] au terrain avec des photos très intéressantes1. L'avion fut également la cible de la Flak mais elle ne parvint à loger qu'une balle dans sa queue. Communiqués à la IIe Armée, ses renseignements furent ignorés...

La légende veut donc qu'on ne fît rien de ces informations... en tout cas qu'elle ne déclenchèrent aucun bombardement. Peut-être est-ce vrai... mais il y eut bien des actions offensives tentées contre ces convois !

Des armuriers du No. 103 Sqn chargent une bombe de 250 lb (125 kg) sur un Fairey Battle, à Bétheniville. (© IWM C 1070)

Des armuriers du No. 103 Sqn chargent une bombe de 250 lb (125 kg) sur un Fairey Battle, à Bétheniville. (© IWM C 1070)

Les chars allemands prendront-ils le bouillon ?

Pourtant, le 12 mai 1940, les No. 88 Sqn, No. 103 Sqn, No.105 Sqn, No. 150 Sqn et No. 218 Sqn envoyèrent en effet leurs appareils contre les blindés allemands, à Bouillon et sur la route entre Neufchâteau et Bretrix.

La tactique était assez simple : après un premier assaut matinal, les appareils ont attaqué en six vagues, qui se succédèrent entre 13 et 17 heures. Chaque formation de 3 appareils évolua à une altitude différente des autres. Les pertes furent nulles pour les deux premiers assauts et augmentèrent ensuite, pour atteindre les 2/3 de l'effectif engagé lors du dernier raid :

Heure Unité Sorties Pertes
Aube No. 103 Sqn 3 0
13 h No. 103 Sqn 3 0
14 h 45 No. 150 Sqn 3 1
15 h No. 105 Sqn 3 2
16 h 30 No. 88 Sqn 3 0
17 h No. 103 Sqn 3 2
No. 218 Sqn 3 2

Sources : ORB des unités et CORNWELL P., The Battle of France then and now, éd. After the Battle, 2007, pp 243-247

Si on fait le rapport, on obtient un taux de pertes moyen de 33 %, ce qui reste élevé... mais inférieur à celui de 50 %, subi depuis le 10 mai 1940 ! Néanmoins, comme ailleurs, la chevauchée des blindés fut à peine arrêtée. Malgré la succession des attaques, un pont fut mis en place par le Génie allemand à 19 heures, pour s'ajouter aux guets existants. En outre, à cette heure, une partie des avant-gardes de la 1. PzDiv  avaient déjà atteint Sedan et la Meuse !

Plus ironique, l'opération manqua de priver les blindés allemands d'un de leurs plus bouillants chefs. En effet, le General Heinz Guderian avait installé son PC dans à l'hôtel Panorama de Bouillon et, durant un des bombardements, il manqua d'être estourbi par la chute d'un trophée de chasse !2

Une section de Fairey Battle du No. 218 Sqn, durant la "Drôle de Guerre" ; l'appareil au premier plan fut perdu lors du raid contre Bouillon. (© IWM C 449)

Une section de Fairey Battle du No. 218 Sqn, durant la "Drôle de Guerre" ; l'appareil au premier plan fut perdu lors du raid contre Bouillon. (© IWM C 449)

Trop peu d'ailés ?

Faute de savoir où se concentrer, l'Advanced Air Striking Force a dispersé ses forces entre le secteur Tongres - Maastricht et celui de Bouillon. L’aviation française, faute d'effectifs suffisants, a délibérément choisi le premier. On fustige souvent nos décideurs de ne pas être intervenus contre les colonnes repérées dans les Ardennes de nuit. En témoigne encore récemment le colonel Rémy Porte :

"L'action (ou plutôt l'inaction relative) de l'armée de l'Air jusqu'au 13 mai est tout à fait étonnante. Alors que les colonnes de véhicules allemands , rendus [sic] vulnérables par les embouteillages, traversent le massif ardennais, aucun ordre d'attaque n'est donné."3

C'est oublier que la France, en mai 1940, n'était pas seule ! Si l’aviation de bombardement belge avait été étrillée sur le canal Albert le 11 mai, ce n'était pas le cas du Bomber Command. Constatons que durant les nuits du 10 au 13 mai 1940, les effectifs engagés furent faibles et envoyés sur des objectifs en rapport avec l'attaque lancée en Belgique et au Pays-Bas et non contre les forces serpentant dans les Ardennes. Ainsi, dans la nuit du 12 au 13 mai, seuls... douze bombardiers Vickers Wellington et Armstrong-Whitworth Whitley furent envoyés au-dessus de l'Allemagne et des Pays-Bas...4

Il faut cependant garder deux éléments à l'esprit :

  • jusqu'au 13 mai 1940, l'état-major de l'armée française se déclarait incapable de cerner le point fort de l'ennemi. Or, c'est cet organe de commandement qui chapeautait toutes les armées alliés opérant en France ;
  • pour les britanniques, une occupation allemande de la Belgique et des Pays-Bas, signifiait des bombardiers ennemis plus proches de leur île ! Il y avait donc intérêt à limiter leur progression dans ce secteur.

Si on ajoute à cela, les convictions personnelles du général Maurice Gamelin sur la stratégie allemande, les conditions étaient réunies pour que les forces aériennes ne soient pas orientées vers les convois allemands.

Un Armstrong-Whitworth Whitley Mk III de la No. 10 OTU ; l'appareil porte les marques en vigueurs durant la campagne de 1939-40. (© IWM CH 1216)

Un Armstrong-Whitworth Whitley Mk III de la No. 10 OTU ; l'appareil porte les marques en vigueurs durant la campagne de 1939-40. (© IWM CH 1216)

Une occasion manquée ?

L'absence de bombardement de leurs colonnes dans les Ardennes a surpris les Allemands. Ainsi le General Günther Blumentritt, chef d'état-major du Heeresgrupe A avec le grade de colonel en mai 1940, déclara à Basil Lidell Hart, en 1948 :

"À cette époque, nous craignions beaucoup l’aviation alliée. Si vous aviez attaqué ces énormes colonnes, vous les auriez jeté dans la plus grande confusion. Sur la Semois, nous fîmes halte durant vingt-quatre heure sans la moindre résistance. Cela ne put être découvert que par le survol du secteur par un officier qui y remédia."5

De toute évidence, il régnait déjà un joyeux bazar dans les Ardennes : les unités allemandes jouaient en effet de rivalité sur les quelques axes disponibles. Il est également évident que, pendant que la chasse allemande était occupée plus au nord-ouest, les bombardiers alliés diurnes risquaient moins leur peau... du moins dans un premier temps (car les Allemands auraient réagi !)

Mais attaquer de nuit les colonnes aurait-il été couronné de succès ? Pas sûr. Certes, les véhicules roulaient tous feux allumés, désignant clairement la cible. En cas d'extinction après la première attaque, les incendies auraient pris le relai. Toutefois, il ne faut pas oublier les limites techniques du matériel :

  • les viseurs des Amiot 143 ne permettaient qu'un bombardement dans le lit du vent ; ainsi prendre les routes en enfilade, n'aurait pas forcément été possible. ceux des bombardiers britanniques ne permettaient déjà pas une grande précision de jour ;
  • la force de bombardement britannique n'était pas entraînée pour l'attaque de ce type d'objectif : c'était une force stratégique et non tactique ;
  • les procédés de bombardement nocturne, à cette époque, n'étaient pas au niveau atteint en mai 1945 ! Et même à ce moment-là, il n'était pas question d'attaques d'une telle précision ;
  • les bombardiers nocturnes ne volaient pas en formation, mais individuellement. Plus qu'une attaque massive, il se serait surtout agi d'attaque sporadique.

Je pense donc, que beaucoup de projectiles seraient tombés "à côté". Une fois les phares des véhciules éteints, les incendies créés auraient induit des équipages en erreurs et attiré d'autres bombes hors des sentiers battus. Le résultat n'aurait probablement pas été à la hauteur des espoirs que l'ont place aujourd'hui en eux. Difficile, à mes yeux, de savoir si les Allemands eussent été suffisamment ralentis.

Le General der Panzertruppen Heinz Guderian à Bouillon, le 12 mai 1940. (© Bundesarchiv Bild 146-1980-004-32)

Le General der Panzertruppen Heinz Guderian à Bouillon, le 12 mai 1940. (© Bundesarchiv Bild 146-1980-004-32)

Conclusion :

Il est bon de rappeler que les forces françaises n'étaient pas seules en 1939-1940. La Royal Air Force a ainsi engagé nombres d'unités et perdus du monde pour défendre notre sol (912 aviateurs6). Tout comme, il était de notre intérêt d'arrêter les Allemands en Belgique pour préserver le sol national des affres d'une invasion, le Royaume-Uni se devait de garder l’aviation ennemie et, dans une moindre mesure, ses forces terrestres, loin de ses côtes.

En attaquant les forces blindées allemandes en pointe sur le Canal Albert, la Semois, puis la Meuse, l'Advanced Air Striking Force a largement rempli sa part du "contrat". Elle a épaulé nos troupes et rempli un rôle pour lequel ses avions n'avaient pas été conçus et ses hommes, entraînés. Néanmoins, malgré les moyens mis en œuvre et le sacrifice de ses équipages, comme les aviations belges et françaises, cette force échoua à enrayer l'offensive blindée allemande.

Nos forces aériennes avaient des moyens limités. Nos élites militaires ne crurent généralement pas en la possibilité d'une attaques massives par les Ardennes, malgré les avertissements. Mais, il est faux de penser que rien ne fut fait.

Notes :

1 SAINT-GENIS L, Le début de la poche de Sedan, in Icare n°59, 1971, p 102

2 FRIESER K-H, Le mythe de l'guerre éclair - la campagne de l’ouest de 1940, Belin, 2003, p 168

3 PORTE R, 1940 vérités et légendes, coll. vérités et légendes, éd Perrin, 2020, p 158

4 Le Bomber Command prenant ses ordres du War Cabinet. Début mai 1940, un Spitfire de reconnaissance du No. 212 Sqn avait repéré des chars dans les Ardennes, mais le commandant des bombardiers britanniques pensa que c'était une ruse des Allemands. On manqua également une occasion de tuer dans l'oeuf l'offensive.

5 LIDDELL HART B, Les généraux allemands parlent, coll. Tempus, éd. Perrin, 2019, p 212

6 EHRENGARDT C-J, Mai-juin 1940 - autopsie d'une débâcle, in Aérojournal HS n°30, mai-juin 2018, p 9

Sources :

  • Article Wikipédia sur l'Advanced Air Stricking Force (en anglais)
  • Sites des Bundesarchiv et de l'Imperial War Museum
  • Operational Record Books of No. 12 Sqn, No. 88, Sqn, No. 103 Sqn, No. 105 Sqn, No. 150 Sqn, No. 218 Sqn et No. 226 Sqn - Merci à M. Robert Szoltyk pour ce partage.
  • BROOKES Andrew, Photo reconnaissance, éd. Ian Alan Ltd, 1975
  • CORNWELL Peter, The battle of France then and now, éd. After the Battle, 2007
  • EHRENGARDT Christian-Jacques, Mai-juin 1940 - autopsie d'une débâcle, in Aérojournal HS n°30, mai-juin 2018
  • FRIESER Karl-Heinz, Le mythe de la guerre éclair - la campagne de l’ouest de 1940, éd. Belin, 2003
  • LIDDELL HART Basil, Les généraux allemands parlent, coll. Tempus, éd. Perrin, 2019
  • OVERY Richard, Sous les bombes - Nouvelles histoire de la guerre aérienne 1939-1945, coll. Au fil de l'histoire, éd. Flammarion, 2014
  • PORTE Rémy, 1940 vérités et légendes, coll. vérités et légendes, éd Perrin, 2020
  • ROBA Jean-Louis, Lorsque la RAF bombardait l'Allemagne - Les premiers bombardements de la RAF sur le Reich septembre 1939-décembre 1940, in Batailles Aériennes n°53, Juillet-août-septembre 2010
  • SAINT-GENIS Lucien, Le début de la poche de Sedan, in Icare n°59, 1971
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