Efficacité des bombardements en piqué
J'ai déjà abordé le sujet des bombardiers en piqué français dans deux articles, l'un sur le Loire-Nieuport LN-4XY et l'autre, plus général, sur les tentatives de l'armée de l'Air pour en faire développer un. Récemment, sur le forum ATF 40, une question a été posée concernant la possibilité d'utiliser ce type d'attaque par nos chasseurs. J'ai donc eu envie de revenir plus en détail sur l'efficacité de nos bombardiers en piqué. Pour être complet sur le sujet, il faudrait certainement aborder aussi le cas de l'aviation d'assaut, mais cela allongerait certainement l'article. Il ne faut toutefois pas oublier l'intervention de ces avions et les terribles pertes qu'ils subirent dès le début de leurs engagements.
Chasseurs contre Panzern
Entre le 5 et le 8 juin 1940, des MS-406 de plusieurs groupes de chasse ont été envoyés à l'assaut des blindés ennemis. Ils ne disposaient, pour tenter de les arrêter, que des 60 obus de leur canon Hispano-Suiza HS-404 et, initialement, des 1 000 cartouches de leurs mitrailleuses de 7,5 mm MAC 34 (ils durent ensuite les conserver pour une éventuelle mauvaise rencontre avec la chasse allemande). Ces premières actions mettaient en œuvre principalement une patrouille simple (trois appareils) à la fois voire une à deux patrouilles légères (deux appareils). Une seconde vague de missions eut lieu le 24 juin, dans la vallée de l'Isère, mettant de nouveau en œuvre des MS-406 mais aussi des Bloch MB-152 ; les formations employés furent généralement plus importantes (jusqu'à douze appareils).
Généralement, l'attaque avait lieu en vol rasant. On sait par exemple que, le 5 juin 1940, les MS-406 du GC I/6 évoluaient à quelques dizaine de mètres d'altitude. Ils effectuèrent chacun deux à trois passes, ce qui peu sembler peu mais est déjà bien suffisant compte tenu du faible nombre d'obus de 20 mm embarqués et de la dangerosité de la DCA allemande. Lors de cette première attaque, deux chars allemands furent revendiqués mais on ignore s'ils furent réellement mis hors de combat. Les résultats des autres missions me sont encore plus inconnus et quels qu'ils furent, ils n'allèrent pas sans pertes :
Date | 5 juin | 6 juin | 7 juin | 8 juin | 23 juin | 24 juin |
Sorties | 7 | 3 | 3 | 51 | 3* | 37<** |
Appareils abattus | 2 | 0 | 2 | 5 | 1 | 3 |
Appareils endommagés | 4 | 0 | 1 | 5 | 0 | 1 |
Pilotes tués | 0 | 0 | 2 | 3 | 0 | 1 |
Pilotes blessés | 3 | 0 | 1 | 0 | 0 | 1 |
Pilotes capturés | 1 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 |
*Je n'ai compté que les appareils ayant pu mener leur mission a bien.
**Le nombre de sorties des MB-152 n'a pas pu être déterminé.
Comme on le constate, les fortunes furent diverses. Le faible niveau de pertes du 24 s'explique sans doute, en partie, à cause du mauvais temps. En revanche, le taux de réussite, même s'il est inconnu, peut-être considéré comme extrêmement faible, compte tenu de l'armement limité des chasseurs français, d'abord, mais aussi de l'absence de collimateur adapté et surtout d'entraînement pour ce genre de mission. Les pilotes attaquaient d'abord en échelon refusé par l'arrière puis, devant la densité de feu anti-aérien, ils adoptèrent une formation "en râteau" attaquant par le flan pour limiter leur exposition à la DCA (les rangées d'arbres bordant parfois les routes fournissaient en outre un écran appréciable).
L'hypothèse alors développé était d'imaginer une attaque en piqué au lieu d'une attaque en vol rasant. Outre que le vol rasant ne permet pas de surprendre l'ennemi, l'idée était que la première tactique permettait de toucher plus facilement la grille d'aération des Panzer et de profiter du fait que le dessus des chars est rarement fortement blindé. Touché la grille d'aération d'un véhicule en mouvement devait être assez difficile sur une cible en mouvement, avec une DCA enragée et un matériel ainsi qu'un entraînement inadapté. L'attaque au sol ne s'improvise malheureusement pas mais les essais sur ce type de missions ne concernèrent qu'une escadrille (ER 1/54) avant-guerre et n'avait pour butte que la mise au point des tactiques de l'aviation d'assaut.
Les bombardiers en piqué en action
Lorsque la guerre éclate, la France en dispose pas de bombardiers en piqué en escadrille. Au 10 mai 1940, comparé à leurs homologues allemands, leur nombre reste faible.
Armée de l'Air | Aéronautique navale | Luftwaffe | |
Appareils | 0 | 45* | 360 (301) |
Escadrilles | 0 | 4** | 30*** |
* Le nombre d'appareils opérationnels est inconnu.
** L'escadrille AB4 n'est pas encore totalement équipée donc opérationnelle.
*** Il s'agit d'une estimation établie sur la base des dix groupes ; en comptant les trois état-major d'escadre, formant une escadrille si assemblé, et les dix de groupe, on obtient l'équivalent de 34 escadrilles.
On voit que les Allemands disposaient de bien plus de bombardiers en piqué que l'armée française. Qui plus est, la Wehrmacht avait mis en place une doctrine d'emploi avec les troupes au sol qui a été rôdée en Espagne puis en Pologne, alors que la France n'avait pas fait le même effort (voir l'article sur le bombardier en piqué). Mais notre force était en expansion et globalement adaptée à ses missions aéronavales. Notons que la destruction des appareils de l'escadrille AB3 par un bombardement, dès la 10 mai, augmenta un peu plus le déficit : cette escadrille fut mise hors jeu avant d'avoir pu entrer dans la danse et elle dut rester sur le banc de touche un bon moment ; recomplétée, elle joua de nouveau de malchance lorsque des Fiat CR.42 détruisirent la moitié de son parc au sol, le 15 juin.
Les Loire-Nieuport 401 entrèrent en action les premier, à partir de la mi-mai, au-dessus des Pays-Bas. Ce furent des missions de soutien aux profit des forces de la VIIe Armée et non de la Marine Nationale. Les objectifs étaient une colonne d'artillerie le 15, une écluse le 16 et des blindés le 17. Je ne connais hélas pas les résultat de ses missions mais elles n'empêchèrent pas nos forces de devoir se replier. Elles valurent cependant une citation à l'ordre de l'armée de Mer pour l'escadrille AB2. L'escadrille AB1 évoluant, sur Vought 156-F, connut des succès similaires les 16 et 17 mai contre un canal et une voie ferrée, une batterie d'artillerie et une route ; elle ne perdit qu'un appareil, sur panne d'essence.
À partir du 19 mai, les escadrilles AB2 et AB4 furent employées à stopper l'avance des blindés allemands, qui avaient franchi la Meuse et qu'aucune action de nos troupes au sol ne pouvait arrêter. La première mission consista à attaquer le village de Berlaimont, qui était un nœud routier. Vingt LN-401 et 411 furent envoyés pour cette mission. Le village était défendu par au moins deux batteries du Flakregiment 202. Piquant depuis 1 200 m d'altitude, les appareils bombardèrent à 60° avec une bombe de 150 kg. Onze avions furent perdus : huit tombèrent sous les coups de la Flak, un neuvième fut achevé par la chasse allemande et un dixième fut abattu par... la DCA française ; les autres rentrèrent plus ou moins endommagés, l'un d'eux devant être réformé. Pour quel résultat ?
En janvier 1949, le Capitaine de frégate Francis Lainé, ancien commandant de l'escadrille AB4, indiqua à Gérard Jacquet, président de la commission parlementaire chargée d'enquêter sur les évènement survenus en France de 1933 à 1945 :
"Il ne fut pas possible d'observer les résultats du bombardement, une fumée épaisse (bombe, DCA, avions abattus en feu...) ayant, dès l'attaque de la 1ère section, couvert toute la zone de l'objectif. S'il m'est impossible de chiffrer les pertes en matériel de l'ennemi, je peux cependant, d'après les rapports fournis à leur retour de captivité par les pilotes descendus sur l'objectif, signaler que ces pertes en personnel furent assez lourdes (environ 300 tués)."
Si on en croit les recherches d'Arnaud Prudhomme, comme le service de propagande allemand a sciemment occulté les évènements de Berlaimont, on ne connaît pas le nombre de tués. Ainsi, l'attaque n'est pas mentionnée dans le journal de marche de la 5. Panzerdivision, qui était présente dans le village. On sait seulement que le collège des garçons a été très endommagés, comme de nombreuse habitation, dont huit ont été détruites, et que, parmi les victimes, figurent des prisonniers (deux, d'après le site Mémoires des Hommes) et des civils.
On parle donc de 300 à 400 victimes pour ce bombardement et Arnaud Prudhomme mentionne un retard de 48 heures dans la progression des blindés allemands. Sauf que si l'on se base sur d'autres sources, on constate que, le 20 mai 1940, la 5. PzDiv avait relevé la 7. PzDiv dans le secteur de Cambrai : elle avait parcouru une cinquantaine de km. Les 4. et 3. PzDiv, encore en Belgique le 19, suivaient et nettoyèrent la zone. Il semble que ce soit davantage les combats au sol que les pertes qui génèrent la progressions de ces unités le 20 mai. Je reste donc dubitatif sur l'efficacité réelle de l'attaque.
Le lendemain, 20 mai, on ne put envoyer que trois LN-401 et 411, en complément des onze V-156-F de l'AB1. Les bombardiers en piqué français eurent la chance d'être distancés par leurs collègues américains et d'échapper ainsi au massacre dont ils furent victimes - l'escorte de la RAF ne fut pas au rendez-vous, contrairement à la chasse allemande. Ils parvinrent donc à larguer leur bombe de 150 kg sur leur objectif et le détruisirent malgré l'opposition de la Flak. Le LN-401 de la formation fut abattu et les deux autres appareils rentrèrent avec beaucoup de plomb dans l'aile. Un unique Vought put atteindre le village mais rata sa cible. Le pont fut néanmoins rapidement remis en état par les Pionniere et les éléments de la 2. PzDiv ne furent retardés que de quelques heures ; les éléments de tête de cette division atteignirent Abbeville dans la soirée et même l'estuaire de la Somme dans la nuit !
Malgré la destruction du pont, l'attaque fut donc un échec qui coûta au moins six appareils à la Flottille F1A. La faute en revient à un effectif insuffisant - quatre avions - ayant atteint l'objectif. Dépourvu d'escorte la majorité des bombardiers a été repoussée par la chasse allemande, qui a abattu cinq Vought et obligé les autres à se disperser et fuir (un seul atteint l'objectif). Dans ce cas précis, deux remarques peuvent être formulées :
- Ce n'était pas le gros mais les éléments avancés du XIX. Panzerkorps qu'il fallait attaquer. Cependant l'état-major français ne savait pas où ils se trouvaient et, quand bien même il l'aurait su, les délais de communication auraient rendu l'information caduque ;
- Pour avoir une chance de succès, l'attaque aurait dû mettre en œuvre l'ensemble des avions d'assaut avec une escorte de chasse et l’intervention des troupes terrestres. Mais cette aviation était alors en lambeau et il n'y avait aucune troupe sinon des éléments d'une DI britannique mal équipée pour arrêter les chars allemands.
En d'autres termes, l'attaque du pont d'Origny-Sainte-Benoîte fut un échec tactique et stratégique parce que l'on comptait sur l'intervention de quelques avions, donc un miracle, pour arrêter les chars allemands.
Les dernières opérations dans le nord de la France et contre l'Italie :
Le 22 mai, les marins aviateurs reçurent le renfort de l'escadrille AB3, qui avait été rééquipée suite aux désastre du 10 mai. Mais les escadrilles durent retraiter le jour-même vers Cherbourg, en raison de l'avancée allemande. Loin des combats qui se déroulaient dans les Flandres et le long de la Somme, le répit fut mis à profit pour recompléter les unités très époruvées.
Néanmoins, dans un premier temps, les Vought ne chômèrent pas. Le 22 mai, les appareils de l'AB1 s'en prirent aux concentrations de blindés près de Boulogne et, le lendemain, ils bombardèrent le fort de la Crèche. Le 1er juin 1940, cinq ou six appareils de l'AB1 furent envoyés bombarder une batterie allemande dans le secteur de Furnes ; ils firent escale à Tangmere et profitèrent d'une escorte du GC II/8, détaché à Lympne. La mission suivante n'eut lieu que le 9 juin : une nouvelle attaque de blindés dans le secteur de Forges-les-Eaux ; un appareil futt abattu par la chasse allemande. Le 10 juin, ce fut un pont de bateaux sur la Seine, à Elbeuf, qui fut la cible de trois V-156-F. La dernière mission de l'AB1 se déroula une semaine plus tard, dans la nuit du 17 au 18 juin, lorsque qu'un convoi ennemi fut attaqué près de Coutance. Ensuite, l'escadrille ne fit que se replier. Malheureusement, nous n'avons pas les résultats des missions évoquées, mais on peut remarquer la diversité des objectifs. Cependant, on sait que l'avance de l'armée allemande n'a nullement été freinée par ces attaques ce qui permet de conclure sur leur impact dans la bataille.
Les 3 et 4 juin, les escadrilles AB2, 3 et 4 furent repliées dans le sud de la France pour faire face à une éventuelle agression italienne. Le 14 juin, les appareils de l'AB4 protégèrent l'escadre française qui bombardait les côtes italiennes mais ne prononcèrent aucune attaque malgré la réaction de la Regia Marina ; quatre des huit V-156-F de l'AB3 également engagés dans cette opération attaquèrent un sous-marin, a priori sans succès. Dans la nuit du 18 au 19 juin, trois V-156-F bombardèrent San Stefano et, la nuit suivante, la dernière mission des Loire-Nieuport consista à bombarder la côte Ligure ; deux appareils disparurent sans laisser de trace, tandis qu'un troisième fut détruit à l'atterrissage. Notons que ces missions se rapprochaient davantage - étaient pour celle du 14 juin - du rôle pour lequel ses avions avaient été développés : rappelons toutefois que la Kriegsmarine n'opéra que peu face à la Marine Nationale dans le secteur de la Manche.
Bilan :
Quand on regarde l'action des chasseurs français contre les blindés allemands et celle de nos bombardiers en piqué, force est de constater qu'il y a un trait commun : celui de la croyance naïve qu'une action de l'aviation pouvait arrêter nette la progression ennemie. C'était certainement possible, mais encore fallait-il que les moyens soient mis et ce ne fut pas le cas. Si en mai, l'erreur peut se pardonner, en juin c'est moins le cas car des enseignements ont été tiré. Il était certes trop tard pour mettre en place une réelle doctrine de coopération entre aviation et troupes au sol : cela nécessitait, en autres, une refonte complète de notre système de communication pour permettre une action plus rapides des appareils. De plus les effectifs de l'avaition de bombardement en piqué n'aurait pas permis une réelle attaque en masse. Mais pourquoi envoyer les MS-406 par patrouilles simples et non en masse pour, au moins, saturer la défense antiaérienne ? car cela était encore possible !
Il fallait également des troupes. Or, le 20 mai, nous n'en avons aucune pour barrer la route aux trois divisions du XIX. PzK ! Non pas que nous n'avions plus de division à faire manœuvrer, mais bien que la progression des divisions blindés allemandes allaient trop vite pour les unités conventionnelles : nos DI n'avaient pas le temps de se mettre en place et encore moins d'établir des positions défensives. En juin, la situation était pire car nous n'avions quasiment aucune marge de manœuvre et aucune défense en profondeur sur la ligne Weygand : on ne pouvait désormais plus que se contenter de tenter de rebâtir à la hâte des lignes de défenses le long de coupures naturelles avec des unités de plus en plus fatiguées et étiolées, retraitant sans cesse en espérant ne pas se faire dépasser par les unités motorisées de l'ennemi.
Même si nous n'avions pas replié une bonne partie de nos bombardiers en piqué le 3 juin, il est certain qu'ils n'auraient pas eu un impact sur la percée des blindés allemands après le 5 juin 1940. Les délais d'intervention et l'absence de réserve pour colmater le montre. Les seules interventions effectuées par l'AB1 sont faites en retard. Elle n'empêcheront donc pas les Allemands de franchir rapidement le fleuve puis d'enfoncer le front de la Xe Armée, ni le XV. PzK d'encercler puis de capturer le IXe CA à Saint-Valéry-en-Caux. L'intervention fut chaque fois trop tardive (d'au moins une journée) et pas assez musclée. Mais que pouvait-on espérer de cinq ou six malheureux bombardiers en piqué même s'ils étaient intervenus "à temps" ?
Un surplus de bombardiers en piqué aurait-il permis une attaque plus précoce ? pas sûr puisque les chasseurs de la Marine étaient considérés comme périmés et que seuls restaient les MB-152 du GC II/8 basés à Deauville pour fournir une escorte ; or ce groupe, détaché en Angleterre pour l'opération Dynamo, ne semble pas opérationnel avant le 7 juin ! Et à cette date, la brèche dans la ligne Weygand était déjà bien ouverte, même s'il restait des unités pour contra attaquer (3e DLC, 1st AD). Mais encore une fois, il est douteux que l'on ait réussi à coordonner toutes ces unités, appartenant à quatre armées différentes dans des délais adéquats.
Moralité, faute d'avoir développé un appareil dédié, l'armée de l'Air dut se contenter d'expédient : des appareils de la Marine et des chasseurs qui n'avaient pas été prévus pour ce type de lutte. Faute d'une doctrine de combat air-sol adaptée à la situation (qui pourtant n'était pas inenvisagée par tout le monde) et de moyens - mais les deux vont ensemble - cela a dramatiquement échoué. Notre défaite fut le fruit de plusieurs facteurs et croire que l'aviation aurait pu tout régler est une erreur.
Sources :
- Lettre du CF Lainé au président président de la commission parlementaire chargée d'enquêter sur les évènement survenus en France de 1933 à 1945, datée du 2 janvier 1949
- Collectif, Le Morane-Saulnier MS-406, coll. Histoire de l'aviation n°5, éd. Lela Presse 1998
- Cornwell P, The Battle of France then and now, ed After the Battle 2007
- Joanne S, Le Bloch MB-152, coll. Histoire de l'aviation n°13, éd. Lela Presse 2003
- Morareau L, L'aéronautique navale française de septembre 1939 à juin 1940, Avions HS n°1, 1994
- Prudhomme A, Les bombardiers en piqué Loire-Nieuport, Du Ni-140 au LN-42 (1932-1947), ed. TMA 2005