Répression coloniale 1

Publié le par Romain Lebourg

Parce que nous demandons qu'on nous tue, nous, comme des bêtes venimeuses, si nous allons faire une invasion au Tonkin ou chez des Zoulous qui ne nous ont jamais fait aucun mal. Nous disons à nos fils, à nos amis : " Tue-moi si je me mets jamais du parti de l'invasion."

Pierre Kropotkine, La morale anarchiste, 1001 nuits, 2024, p 48

Un exemple de répression coloniale (partie 1) :

Notre réflexion commence avec cette phrase de Trần Đức Thảo dans un article de 1946 :

"Est-ce que le geste du ministre Moutet peut effacer la sauvagerie des répressions de 1930-1932 ?1"

Lorsqu'il était ministre des Colonies du gouvernement du Front Populaire, Marius Moutet (SFIO) a fait libéré des condamnés politiques indochinois. Reprenant ce portefeuille en janvier 1946, en tant que ministre de la France d'Outre-mer, il proposait de poursuivre la colonisation en Indochine alors que le Vietnam avait déclaré son indépendance le 2 septembre 1945. Une contradiction ?

L'année 1930 a vu plusieurs révoltes éclater. D'abord une provoquée dans le nord du Vietnam (protectorat du Tonkin) par le Parti national vietnamien. Une seconde éclata dans le centre du pays (protectorat de l'Annam) et fut prise en main par le parti communiste vietnamien. Toutes deux ont été violemment réprimées par le pouvoir colonial en place et l'aviation y a joué un rôle ; nous nous arrêterons sur la seconde, dans la présent article.

La révolte du Nghệ An

Durant l'année 1930, la province du Nghệ An connaît de mauvaises récoltes et la famine. De plus, les hausses d'impôts ruinent les paysans. Pour ne rien arranger, cette partie du nord de l'Annam est surpeuplée, sous-développée et à la merci de phénomènes météorologiques dévastateurs (typhons, inondations, sécheresses...). Elle est aussi un haut-lieu de l'opposition anticoloniale. Début avril, puisque la colère gronde, les autorités coloniales envoient un bataillon de la Légion et une section de deux Potez 25 de l'escadrille n° 4 à Vinh, le chef-lieu de la région. Ces appareils sont là pour faire peur en survolant les zones où règnent des troubles. Ils en profitent aussi pour faire de la photographie aérienne au profit du service cartographique. À la fin du mois, la section est relevée par une autre, dont l'activité sera tout aussi « pacifique ».

Pourtant, en mai et juin, des révoltes paysannes éclatent. Le parti communiste organise plusieurs marches de la faim dans le Hà Tïnh. Les manifestants demandent un moratoire sur les taxes et le retour des terres communales, confisquées par quelques riches propriétaires. De pacifiste, la manifestation dégénère et des violences éclatent devant l'ignorance des revendications par le pouvoir colonial. Des bâtiments symboles de l'oppression sont incendiés ainsi que des marchés, les listes des percepteurs détruites. Après la fuite des autorités, des soviets sont implantés et mettent en place le programme des insurgés, lèvent des milices d'autoprotection. Face à cette détérioration de la situation – parce que l'administration coloniale est incapable d'y répondre favorablement – des Potez 25 de l'escadrille n° 1 gagnent Vinh, à la fin du mois de juillet pour surveiller le secteur. À partir du 11 août 1930, c'est l'escadrille n° 3 qui prend le relai, puis la n° 4. Les vols restent cependant cantonnés à l'intimidation et la surveillance.

Potez 25 A2 colonial de l'escadrille 1/595, basé à Bach Mai en septembre 1939. Cette unité était auparavant désignée escadrille n° 1 d'Indochine.

Potez 25 A2 colonial de l'escadrille 1/595, basé à Bach Mai en septembre 1939. Cette unité était auparavant désignée escadrille n° 1 d'Indochine.

Le 12 septembre, tout s'assombrit. Un premier rassemblement est dispersé par la Garde indigène, dans la circonscription de Bến Thủy. Environ 8 000 manifestants se seraient alors regroupés plus au nord, avant que le cortège ne s'ébranle vers Vinh pour y rencontrer le résident. Les barrages de la Garde indigène étant impuissants à les retenir, les deux appareils de l'escadrille n° 4 reçoivent l'ordre d'attaquer la foule ! Les aviateurs ont été autorisés par le résident général à bombarder sans sommation - par comparaison, la doctrine de la Royal Air Force (RAF) prévoyait une telle prévenance... même si elle n'a pas toujours été respectée2. On dénombre 157 morts et de nombreux blessés, la presse évoque 250 victimes au total. Cette intervention permet de disperser la révolte. Dans l'après-midi, des locaux venus ramasser les corps sont de nouveau attaquées ; une quinzaine de personnes est tué sous les balles et les bombes d'un unique Potez (un témoin oculaire ne parle que d'une seule bombe).

Dénoncés, les meneurs communistes sont sévèrement condamnés : 80 peines mort, 400 pour le bagne ou la prison. Après cet évènement sanglant, les appareils de l'escadrille n° 3 ont continué à se relayer à Vinh pour parer une reprise du foyer contestataire...

Quelques réactions sur cet évènement sanglant

La réponse des autorités coloniales a été sans commisération, ce qui reflète une partie de l'opinion. L'article du 13 septembre 1930 de l'Avenir du Tonkin en la matière est sans ambiguïté :

"les évènements de Vinh prennent de jour en jour plus d'ampleur et d'acuité.
"un coup de balai" s'impose avec d'autant plus de rapidité et d'énergie que nous nous trouvons en face de
révolutionnaires et qu'avec ces gens là nous n'avons pas à temporiser.
L'ordre doit être rétabli ; la force doit être de notre côté, même contre le nombre.
Hésiter davantage serait laisser s'enveniment
[sic] une situation déjà fort grave et s'attirer de justes et sévères citriques.
Nous possédons des troupes et du matériel, quand des centres comme Vinh sont menacés, il convient d'envoyer de ces troupes et de ce matériel en suffisance pour protéger les villes et les populations en danger.
"

Comme on peut le constater, cette réaction épidermique traduit celle des élites face aux fauteurs de troubles. Cependant, il ne reflète aucunement une unanimité dans le monde colonial de l'époque. Ainsi, dans son édition du 1er septembre 1931, le Petit populaire du Tonkin, le journal de la section SFIO locale, s'agace :

"Nous saurons probablement un jour quelle somme aura coûté au budget l'occupation militaire des trois provinces troublées ; mais ce que nous ne saurons jamais, c'est le nombre de vies humaines fauchées par les bombes des avions et les balles de nos soldats, c'est le nombre de ceux qui seront morts de misère, c'est enfin le montant des dommages matériels éprouvés par les malheureux habitants du faits des évènements sanglants dont elles auront été le théâtre, dix mois durant."

Cette phrase condamnant la politique de répressions brutales ne doit pas être l'arbre d'humanisme qui cache la forêt d'un colonialisme "adouci", exprimé plus loin :

"Tout cela eût pu être évité, en grande partie tout au moins, si, l'an dernier, l'Administration du Protectorat de l'Annam s'était préoccupée des conditions d'existence des habitants des provinces du Nord, si elle leur avait apporté l'aide matérielle et morale nécessaire ; aide matérielle au moyen de distribution de vivres ; aide morale, par l'envoi de quelques compagnies de troupes blanches sillonnant la campagne l'arme à la bretelle ; il eût fallu donner l'impression à la population qu'elle n'était pas livrée sans défense aux menaces des agitateurs et des terroristes. Point n'eût été besoin d'une répression brutale et souvent odieuse et cela surtout nous eût épargné la haine de plusieurs centaines de milliers d'indigènes."

Dans ces propos - déjà tenus dans le même journal, le 1er octobre 1930 ! - on ne peut nier le caractère colonialiste de la diatribe, ni le fait qu'ils recoupent en partie ceux de l'Avenir du Tonkin, notamment l'idée de ne pas donner à la population un sentiment d'abandon, c'est-à-dire continuer à montrer la domination européenne. L'un dans l'autre, le rédacteur ne voit pas que le problème n'était pas tant la violence exprimée, mais dans celle, plus fondamentale, de la colonisation.

Quelques éléments sur le maintien de l'ordre

Après la Première Guerre mondiale, la IIIe République décide de ne plus confier le maintien de l'ordre à la troupe. C'est ainsi que la gendarmerie voit ses effectifs augmenter par une loi du 22 juillet 1921 pour créer des pelotons mobiles destinés au maintien de l'ordre. Ses forces s'accroissent régulièrement et, le 10 septembre 1926, elles sont nommées garde républicaine mobile (GRM). Ce sont ces éléments qui vont effectuer la répression des manifestations durant toute la période allant de 1922 à 1939. Si un avion a survolé un rassemblement à Saint-Étienne, le 7 janvier 1929, cela reste un cas isolé et aucune bombe n'a été lancée sur la foule. De fait, même si les GRM reste armés d'un mousqueton - et du sabre pour ceux à cheval - il n'est pas prévu de tirer sur les protestataires ; comme a pu l'écrire Emmanuel d'Astier de la Vigerie dans Vu du 30 novembre 1935 :

"L'armement des gardes mobile est le revolver et le mousqueton. Celui-ci est la meilleure arme pour les coups durs, non pas une arme de tir (espérons-le) mais une arme défensive et offensive dont la crosse est sévère aux crânes et aux pieds des manifestants sans être mortelle. Il est moins dangereux que le revolver qui a tendance à partir tout seul.3"

Même s'il existe, à partir de 1933, le groupe spécial de Satory équipés de chars FT et d'automitrailleuses,  ces engins ne seront pas utilisés pour le maintien de l'ordre en métropole, étant réservés à des cas extrêmes. En revanche, en Indochine, les chars FT sont, quasiment dès leur arrivée, dévolus au maintien de l'ordre. D'abord parce qu'au début des années 1920, les menaces extérieures n'existent pas. Le commandant des chars en Indochine note ensuite, très rapidement, que ces engins sont adéquats pour la mission, à la fois pour prévenir les révoltes par la peur inspirée et les réprimer par leur armement et la protection offerte à leur équipage.

Char FT du Musée de l'Armée, avec canon de 37 mm et tourelle ronde ; d'autres engins étaient armés d'une mitrailleuse.

Char FT du Musée de l'Armée, avec canon de 37 mm et tourelle ronde ; d'autres engins étaient armés d'une mitrailleuse.

Quant à l'aviation, elle a été utilisé dès 1911 dans la conquête de la Libye ou lors de la campagne du Maroc de 1909-1912. Durant la Grande Guerre et juste après, les Britanniques en firent grand usage pour calmer les révoltes éclatant dans leur empire. La RAF a, par exemple, montré tout son potentiel pour soumettre Mohamed Abdille Hassan, surnommé le mollah fou de Somalie. Les nations colonisatrices poursuivirent l'utilisation de l'avion dans la répression coloniale - la France développa même des programmes d'avions de police coloniale jusqu'après la seconde guerre mondiale.

D'abord parce que l'avion était un moyen de montrer leur supériorité matérielle aux populations autochtones, donc un moyen de prévention de rébellion. Il permettait ainsi de maintenir la véracité de la fable des races supérieures et inférieures, et partant de l'exploitation des secondes par les premières, qui sous-tendent la colonisation. Un brouillon d'Arthur Harris sur la répression par l'aviation explique bien toute l'impuissance que provoque cette nouvelle arme face aux rebelles, qui se retrouvent démunis face à elle. Nuançons. Si c'était très vrai dans les environnement ouvert, ses collègues apprendront à leur frais que la jungle birmane constituait un abris efficace.

Ensuite, il y avait également des raisons financières. L'avion permettait de porter avec rapidité une certaine puissance de destruction sur des espaces particulièrement grands. Ce n'était pas le cas des troupes au sol, qui devaient souvent se déplacer à pied car les infrastructures routières et ferroviaires étaient moins développées.  Ainsi, lorsque le Royaume Uni hérita du mandant sur l'Irak, le contrôle du pays par la RAF fut estimé trois fois moins coûteux que l'emploi de l'armée de terre. De plus, hors temps de révolte, l'aviation coloniale rendait d'autres services, comme la possibilité de liaisons rapides ou d'évacuation de blessés e l'amélioration de la cartographie grâce aux prises de vues aériennes. Bref, l'avion devint un nouvel outil pour l'autorité coloniale d'asseoir son pouvoir.

En guise de conclusion

Je voulais initialement écrire un article sur les avions de police coloniale que furent, les Bloch MB 120 et autres Dassault MD-315 Flamant II. Le fait est, qu'aux colonies, l'avion a été utilisé dans l'optique d'une politique de domination. Si l'aviation d'Indochine, permit de faire avancer la connaissance de la géographie locale ou l'archéologie grâce à ses photographies du site d'Angkor Vat, elle eut aussi un rôle militaire qui, avant 1940, fut principalement utilisée contre les populations autochtones qui revendiquaient, avec légitimité, plus de droits. Nous renvoyons le lecteurs aux articles anti-colonialistes de Trần Đức Thảo ou d'autres pour une critique plus poussée.

Concluons plutôt sur l'effet contreproductif d'une pareille répression avec Frantz Fanon, qui a eu l'occasion de parler avec un jeune garçon dont la famille avait été massacrée sous ses yeux, durant la Guerre d'Algérie :

"Eh bien cet enfant de sept ans, croit-on qu'il soit facile de lui faire oublier à la fois le meurtre de ses parents et sa vengeance énorme ? Cette enfance orpheline qui grandit dans une atmosphère de fin du monde, est-ce là tout le message que laissera la démocratie française ?4"

En effet, dans nos colonies et protectorats, la France n'a pas laissé que de bons souvenirs. L'histoire de la colonisation puis de la décolonisation nourrit un avertissement qu'Élisée Reclus énonçait en 1894 :

"L'histoire nous permet d'affirmer en toute certitude que la politique de haine engendre toujours la haine, aggravant fatalement la situation générale, ou même entraînant une ruine définitive.5"

S'agissant de nos empires coloniaux, il y eut effectivement, avec les massacres, les nettoyages ethniques et les génocides, la ruine au bout du vol. Ceux qui commettent encore pareille barbarie à l'heure actuelle, ou la soutiennent, feraient bien de s'en souvenir.

Notes :

1 Trần Đức Thảo, Phénoménologie, marxisme et lutte anticoloniale, Écrits philosophiques et politiques – volume 1, coll. Les essentielles, éd Les éditions sociales, 2024, p 296

2 Lindqvist Sven, Le siècle des bombardements, col. Petite biblio Payot essais, éd. Payot & Rivages, 2023, p 94

3 Propos cités par François Vauvillier, Face à la guerre civile qui menace, la garde républicaine mobile, GBM n° 117, juillet-août-septembre 2016

4 Frantz Fanon, L'an V de la Révolution Algérienne, in Oeuvres, La Découverte, 2011, p 264

5 Élisée Reclus, L'anarchie, 1001 nuits, 2022, p 42

Sources :

Cony Christophe, Ledet Michel, Morareau Lucien, L'aviation française en Indochine, Des origines à 1945, col. Histoire de l'aviation n° 21, éd. Lela Presse 2012

Lindqvist Sven, Le siècle des bombardements, col. Petite biblio Payot essais, éd. Payot & Rivages, 2023

Mahé Yann, 1919-1936 Chars et automitrailleuses en Indochine première partie, in GBM n° 116, avril-mai-juin, 2016

Montagnon Pierre, France – Indochine, un siècle de vie commune (1858-1954), éd. Pygmalion, 2004

Trần Đức Thảo, Phénoménologie, marxisme et lutte anticoloniale, Écrits philosophiques et politiques – volume 1, coll. Les essentielles, éd. Les éditions sociales, 2024

Dartigues Laurent et Guillemin Alain, De la situation de la violence coloniale devant les accidents de la mémoire nationale (le cas vietnamien), sur le site Mémoires d'Indochine

19330-1931: The Nghe-Tinh Revolt sur le site Libcom.org (en anglais)

Page Wikipedia sur le Groupe spécial de la garde républicaine mobile

L'Avenir du Tonkin du 13 septembre 1930

Le petit Populaire du Tonkin, divers numéros des années 1930 et 1931

 

Publié dans Bombardement, Décolonial

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