Répression coloniale 2

Publié le par Romain Lebourg

Un exemple de répression coloniale (partie 2) :

Notre réflexion commence avec cette phrase de Trần Đức Thảo dans un article de 1946 :

« Est-ce que le geste du ministre Moutet peut effacer la sauvagerie des répressions de 1930-1932 ? »1

Lorsqu'il était ministre des Colonies du gouvernement du Front Populaire, Marius Moutet (SFIO) a fait libéré des condamnés politiques indochinois. Reprenant ce portefeuille en janvier 1946, en tant que ministre de la France d'Outre-mer, il proposait de poursuivre la colonisation en Indochine alors que le Vietnam avait déclaré son indépendance le 2 septembre 1945. Une contradiction ?

L'année 1930 a vu plusieurs révoltes éclater. D'abord une provoquée dans le nord du Vietnam (protectorat du Tonkin) par le Parti national vietnamien. Une seconde éclata dans le centre du pays (protectorat de l'Annam) et fut prise en main par le parti communiste vietnamien. Toutes deux ont été violemment réprimées par le pouvoir colonial en place et l'aviation y a joué un rôle ; nous nous arrêterons à présent sur la première, dans la présent article. Pour la seconde, c'est ici.

L'insurrection de Yên Bái

Au tout début de l'année 1930, le jeune Việt Nam Quốc Dân Đảng (parti nationaliste vietnamien) fomente une insurrection au Tonkin. Cette révolte est avancée de 5 jours car l'ordre de Nguyễn Thái Học, le chef du VNQDĐ, a été intercepté par la Sûreté.

Ainsi, dans la nuit du 9 au 10 février 1930, une partie des 5e et 6e compagnies du 2e bataillon du 4e Régiment de tirailleurs tonkinois se mutinent à Yên Bái ; des civils du parti se mêlent aux mutins qui parviennent à occuper la caserne et à piller son magasin d'armes, après avoir tués 6 cadres européens et blessés 3 autres. Cependant, le reste de la garnison vietnamienne, soit deux compagnies entières et un reliquat de celles mutinées, reste fidèle aux Français. La réponse des autorités coloniales sera sans pitié. En effet, une partie du 2e bataillon a pu donner l'alerte. Le bataillon de la Légion Étrangère, stationné à Tuyên Quang, est prévenu par l’aviation basée à Bạch Mai. Deux Potez 25 ont en effet survolé la zone au petit matin pour faire un état des lieux des forces loyales et rebelles. La contre-attaque des tirailleurs fidèles, appuyée selon certaines sources par un avion, disperse les mutins. Éparpillés, les survivants seront impitoyablement traqués et exécutés.

Mais d'autres troubles éclatent en parallèle et vont mobiliser plusieurs vols de reconnaissance de l’aviation, comme l'attaque infructueuse de la caserne de la Garde Indigène de Hưng Hóa. Après cet échec, les hommes de Nguyễn Khắc Nhu se ruent sur celle de Lâm Táo, attaquée concomitamment. Si les mutins peuvent prendre le contrôle de la ville, une contre-attaque au petit matin leur inflige des pertes sévères et force leur chef, blessés, au suicide. Le village de Sơn Dương, la base arrière des membres du VNQDĐ, est également victimes de représailles : 69 habitations sont incendiées et ses habitants astreints à une taxe et des corvées pour remettre en état les biens français détériorés dans les combats.

Bombardement à Cổ Am

Les 15 et 16 février, le village de Vĩnh Bảo, près de Kiến An (province de Hải Dương), est investi par les partisans du VNQDĐ et son mandarin exécuté. De même celui de Phụ Dực (province de Thái Bình), où, déguisés en troupes coloniales, les insurgés parviennent à désarmer le poste de la Garde Indigène après avoir blessé trois hommes. Trois reconnaissances aériennes appuient l'intervention de 200 gardes indigènes. Mais elle ne permet pas de réduire l'insurrection : les survivants se replient sur Cổ Am, un bourg au sud-est, à mi-chemin entre le village et la côte. Le 16 février, cinq Potez 25 bombardent et mitraillent un groupe de fuyards. Ils tuent 21 personnes dont 5 femmes et 6 enfants ! L’Indochine : revue économique d’Extrême-Orient rapporte ainsi les fait, le 5 mai 1930 :

« On a parlé de village qui aurait été bombardés par des avions risquant ainsi de tuer des innocents. La vérité est toute autre : le 16 février, cinq avions survolaient Cô-Am où venaient de se réfugier les assassins de M. Hoang Gia Mô. De ce village, des coups de fusil furent tirés sur les aviateurs ; les avions descendirent, rasant les toits. Éperdus, les conjurés s’enfuirent à travers les rizières ; alors les avions lâchèrent des bombes sur eux et en tuèrent dix-huit qui furent ensuite identifié comme n’appartenant pas au village de Cô-Am. »

Le résident général ordonne alors que cette expédition punitive soit portée à la connaissance de tous. Ce dont le Petit Populaire du Tonkin ne se trompe guère dans une lettre ouverte au Procureur général suite à un article de l’Avenir du Tonkin, publiée dans son édition du 16 mai 1930 :

« Nul n’ignore, en effet, que dans la douloureuse affaire ce Cô-Am, l’aviation n’a pas puni que des coupables. Son « rôle salutaire » a consisté à terroriser toute la région en massacrant, sans distinction possible, tout ce qui s’est trouvé dans le rayon d’action de ses bombes. »

Un mois plus tôt, elle soulignait avec raison que ce n’est pas par des bombardements de villages ou des exécutions en série que sera rétabli l’ordre moral.

Répression coloniale 2

La fin des troubles

Il semble cependant, qu'il faille attendre le 22 février pour que l'insurrection soit considérée comme mâtée. 31 missions ont été effectuées par l’aviation française basée au nord de l'Indochine. La répression des forces de sécurité est féroces. Une colonne motorisée de 200 miliciens parcourt la région pendant un mois, à la recherche d’armes et de bombes ; elle détruit les habitations où elle en trouvent et rase les haies de bambou des villages incriminés. Arrêtés, Nguyễn Thái Học et son adjoint, Phó Đức Chính, sont guillotinés le 17 juin 1930.

En tout, il y eut 547 personnes poursuivies. 80 furent condamnées à mort (mais pas toutes exécutées), 102 aux travaux forcés à perpétuité, 243 à la déportation (le bagne, parfois jusqu'en Guyane), 43 aux travaux forcés, 3 à l'emprisonnement dont 2 perpétuités. Le recrutement et la révocations des militaires locaux fut également modifié ; une dispersion des hommes et une plus forte proportion d'européens dans les régiments furent mis en place. D'autres mesures disciplinaires visèrent principalement la troupes indigènes, davantage que les cadres.

La répression a-t-elle été trop dure ? s’interroge faussement le Petit Journal illustré dans son édition du 29 juin 1930. Nullement :

« La répression a-t-elle été trop dure ? Telle est la question qui peut venir à l’esprit de personnes mal informées des choses de l’Indochine. Telle est celle, en tout cas, qui fur posée au ministre des Colonies lors de la discussion de l’interpellation relative aux évènements tragiques du Tonkin.
Et M. François Piétri2 de répondre :
– Non, ce ne sont pas des martyrs, les émeutiers de Yen-Bay ont égorgé la nuit, dans leur lit, des officiers et des sous-officiers français ! Non, pas des martyrs, mais des assassins !
C’est ce qu’il ne faut pas oublier.
 »

Ainsi, commenterait Aimé Césaire, ce n’est pas le crime en soi qui leur est reproché, mais le crime contre l’homme blanc…

Un mal nécessaire ?

Césaire irait plus loin car, pour lui, la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur. C'est ce que l'on voit avec cette répression et celle, pire, de Hưng Nguyên, lorsqu'un Potez solitaire a bombardé des villageois venus ramasser les morts. Le poète martiniquais nous explique dans son Discours sur le colonialisme, que la colonisation étant fondée sur le mépris de l'homme indigène et justifiée par ce mépris, c'est ce qui explique la barbarie du colonisateur. Nous avons en effet abordé le maintien de l'ordre en métropole, donc contre le prolétariat blanc, et l'on peut constater qu'il y a deux poids, deux mesures. Du reste ce mépris peut déjà se voir dans la fameuse formule de Jules Ferry sur le droit des races supérieures colonisatrices sur les races inférieures colonisées, mépris repris peu ou prou par la SFIO lorsqu'elle condamne les insurgés d'Yên Bái :

« Nguyên-Thai-Hoc et consorts, des nationalistes ? Non !
Des communistes ? Même pas.
De vulgaires pirates !
 »3

Toute volonté, toute portée politiques sont déniées aux hommes et femmes du VNQDĐ, cela est d'ailleurs rappelé en d'autres occasion lorsqu'on dénigre les meneurs comme des personnes ayant mal assimilés les discours occidentaux. Du reste, en utilisant le terme pirates, le militant discrédite toute indépendantisme, tout en justifiant l'action de l'armée. En effet, le mot rappelle un passé, alors récent : l'expédition du Tonkin de 1883-86. La région était alors souvent attaquée par les Pavillons noirs, des "mercenaires" venues de Chine. Ainsi, les insurgés sont-ils un ennemi venu de l'extérieur pour troubler la tranquillité du bon peuple qui, lui n'aspire qu'à vivre en paix ; seule l'armée coloniale est à même de la lui amener. Mais avec quelles méthodes ?

« À Yen Baï, le parti nationaliste annamite a creusé sa tombe. »4

Notes

1 Trần Đức Thảo, Phénoménologie, marxisme et lutte anticoloniale, Écrits philosophiques et politiques – volume 1, coll. Les essentielles, éd Les éditions sociales, 2024, p 296

2 Originaire de Corse, François Piétri était député de la Corse au sien de l’Alliance démocratique (parti de centre-droit). Il fut ministre des Colonies du 3 novembre 1929 au 13 décembre 1930, avec une interruption, du 17 février au 2 mars (gouvernements Tardieu I et II)

3 Le Petit Populaire du Tonkin, édition du 1er mars 1930

4 La citation exact est : À Yen Baï, le parti nationaliste annamite a creusé sa tombe. À Ben-Thui, le parti communiste indochinois a affirmé sa force., Đỗ Đức Hô, Soviets d'Annam et désarroi des dieux blancs, Imprimerie de France, 1938, p 42.

Sources :

  • L’Indochine : revue économique d’Extrême-Orient du 5 mai 1930
  • Petit Journal illustré du 29 juin 1930
  • Le Petit Populaire du Tonkin des 16 février, 1er mars, 16 avril, 16 mai et 1er juillet 1930
  • Césaire Aimé, Discours sur le Colonialisme, Présence Africaine, 1955-2004
  • Cony Christophe, Ledet Michel, Morareau Lucien, L'aviation française en Indochine, Des origines à 1945, col. Histoire de l'aviation n° 21, éd. Lela Presse 2012
  • Đỗ Đức Hô, Soviets d'Annam et désarroi des dieux blancs, Imprimerie de France, 1938
  • Montagnon Pierre, France – Indochine, un siècle de vie commune (1858-1954), éd. Pygmalion, 2004
  • Article Wikipedia sur la révolte d'Yên Bái

Publié dans Bombardement, Décolonial

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