Utilité du Renseignement
La campagne de 1940 fut un véritable désastre pour l'armée française. Celle-ci fut bousculée par la tactique allemande et notamment le coup de faucille par les Ardennes. Après l'offensive du mois de juin 1940, notre armée de Terre se désagrégea petit à petit et certains commandants d'unité de l’aviation de renseignement eurent alors un avis très critique sur l'utilité de leur travail, mais aussi sur leur commandement. Je souhaite revenir sur ce malaise, mis en évidence par une récente lecture.
"Sur le moment, j'éprouve un sentiment d'impuissance"
Nous sommes en soirée du 9 juin 1940. Le GR I/36, alors rattaché à la Xe Armée, vient d'arriver sur son terrain du Neubourg. Edmond Jouhaud, son commandant, y rencontre le chef d'état-major de son commandement de tutelle, les FA 110. Ce dernier lui dit qu'il erre depuis des jours à la recherche de leur PC. Jouhaud ne peut le renseigner car lui-même ne connaît pas la position de ce PC. Lui vient alors cette réflexion :
"Sur le moment, j'éprouve un sentiment d'impuissance. Nous sommes des robots qui effectuent des reconnaissances dont les comptes rendus arrivent si tardivement au commandement qu'ils sont inutilisables. Nous décelons des terrains allemands, bourrés d'avions, des colonnes de blindés ou de camions qui ne seront jamais attaqués, faute de bombardiers. Nous traçons sur nos cartes, au milieu des éclats d'obus, épiés par les chasseurs ennemis, la situation d'unités allemandes qui seront bien loin lorsque nos renseignements parviendront à notre commandement, s'ils parviennent toutefois. [...] Quant au commandement, il m'arrive de soupçonner son existence, lorsque me parvient une communication téléphonique. Durant toute cette période, je ne verrai jamais un seul officier des Forces aériennes dont je dépends directement. La fréquence du déplacement des postes de commandement, la désorganisation des communications, l'encombrement des routes qui rendent aléatoires les liaisons, ont fait de l'armée française un corps inerte, dont le cerveau ne contrôle plus les membres, complètement désorganisé. On se rend compte alors, sur place, dans le feu de l'action, qu'espérer un miracle est une chimère."
La vie est un combat, pages 174 et 175
Le témoignage du Commandant Jouhaud, publié en 1974, reprend tous les problèmes de l'armée de l'Air et plus généralement de l'armée française. Il pourrait se suffire à lui-même.
Le problème des transmissions :
L'utilisation du téléphone était la règle dans les liaisons car il était jugé comme un moyen de transmission susceptible d'un grand rendement, d'après le rédacteur de l'Instruction sur la liaison et les transmissions en campagne de 1936. S'il fonctionnait bien sur un front stabilisé, il en alla autrement dans une guerre de mouvement telle que celle que nous subissions en juin 1940. Il fut impossible de mettre en place les nouveaux réseaux à cause des replis successifs qui s'enchaînaient : de la sorte nous sommes sortis du cadre imaginé avant guerre.
Le rapport sur les renseignements à tirer de la guerre, rédigé par le Commandant Georges Levesque, des Forces Aériennes du 8e Corps d'Armée (FACA 8), ajoute d'autres critiques :l'encombrement des lignes par excès d'abonnés et les abus de ces derniers. Pourtant, l'Instruction sur la liaison et les transmissions en campagne de 1936 note bien ces inconvénients et insiste sur le fait qu'il appartient au commandement de prendre les mesures nécessaires pour éviter ses écueils. Visiblement, cela n'a pas été le cas au sein du 8e Corps d'Armée.
Le rapport du Lieutenant-colonel Frédéric Bloch, commandant les forces aériennes du corps d'armée colonial (FACA 22), évoque même d'autres causes plus mystérieuses à ajouter à ses dysfonctionnements. Peut-être doit-on y voir une allusion à des saboteurs de la 5e colonne... Plus prosaïquement, il note que les communications téléphoniques [...] empruntaient les circuits civils avec des relais multiples, ce qui rallongeait les délais de mise en relation et nuisait au secret des transmissions... pourtant cher aux règlements !
Selon l’Instruction sur la liaison et les transmissions en campagne, dans la retraite, il est fait le plus grand usage des moyens radioélectriques et des agents de liaison rapides (paragraphe 174). Et comme le réseau téléphonique put difficilement être mis en place, c'est principalement sur ces deux moyens qu'il fallut compter.
Mais les matériels radio pouvaient manquer ; de même que, bien souvent, l'entraînement des transmetteurs, à cause d'une utilisation restreinte, voire interdite, pendant la Drôle de Guerre - entre autres. De plus, la qualité de ces matériels et leur possibilité d'utilisation pouvait être également limitées. Comme le pointe le chef des FACA 22, le surchiffrement des messages, engendraient également une perte de temps, et le fait que les véhicules étaient souvent en déplacement rendait les postes de commandement injoignables.
En effet, le poste ER 13 utilisé pour les liaisons au sein du Corps d'Armée, bien que transporté par camionnette, ne pouvait émettre ou recevoir qu'à l'arrêt et une fois son antenne déployée ! De plus, l'utilisation de ses postes n'a pas été une sinécure. Beaucoup ont été installés dans des véhicules de réquisition pas toujours de premières jeunesse. Si les problèmes de dotations incomplètes et de révision semble avoir été réglés en mai 1940, il reste que ce poste d'une technologie vieillissante voyait sa réception perturbée par des parasites - à cause de la bande de travail utilisée - et perturbait ses voisins lors de l'émission - trop de puissance. Il avait toutefois le mérite d'être fiable et robuste.
Réseaux radioélectriques au sein d'un corps d'armée. Tous les postes représentés étaient mis en oeuvre par des sapeurs-radiotélégraphistes du Génie.
Pour le Colonel Rolland Pellet, chef des FACA 20, les rares motocyclettes [...] furent le seul moyen pratique de liaison qui permirent de palier à l[a] carence des moyens de transmission électriques, qui ont constamment manqué du rendement nécessaire par la seul faute, selon lui, d'une organisation trop compliquée. Mais l'armée française s'était heurté à un manque de motocyclettes que la réquisition n'avait pas permis de combler (elles furent parfois remplacées par des voiture légère).
Mais le Commandant Pierre Mariage, qui commandait le GAO 3/551, explique qu'un lot de photographies prises début juin sur la Somme, avant le déclenchement de l'assaut contre la ligne Weygand, bien que rapidement envoyés aux intéressés, ne fut reçu qu'après le repli sur la rive gauche de la Seine. Les clichés n'avaient donc plus aucun intérêt et furent immédiatement jetés. Or, les photographies étaient transmises par des agents de transmission. Le Commandant Levesque souligne que les liaisons par auto ont occasionné des pertes de temps considérables en raison des colonnes de réfugiés et de la carence complète de la police routière, ce qui peut expliquer les retards de livraison.
Restait l'avion estafette, mais il demandait la présence d'un terrain d'atterrissage près du PC à toucher. Et surtout que l'on connût son emplacement, ce qui n'était pas toujours le cas durant la retraite.
Quant au manque de bombardiers, s'il est exact, il faut ajouter l'influence de la lenteur des communications : certaines colonnes ennemies n'ont jamais été attaquées tout simplement parce que lorsque les bombardiers se sont présentés là où elles avaient été repérées, elles n'y étaient plus ! Ce que Christian-Jacques Ehrengardt a résumé par cette formule : "Ils [nos avions, NdlA] étaient pourtant là, mais rarement où il fallait." Il y eut également des renseignements non exploités, comme le signale Pierre Mariage, mais pas toujours faute de moyens. Ainsi je ne suis pas certain que si nous avions disposé de plus de bombardiers modernes au 10 mai 1940, nous en aurions "diverti" une partie pour attaquer les colonnes motorisées repérées dans les Ardennes... sauf peut-être à disposer de la majorité de nos groupes de bombardement.
Des commandements aux abonnés absents :
Le manque de contact avec les commandements est retrouvé dans le rapport sur les renseignement à tirer de la guerre, annexé à l'historique du GAO 1/506. Après avoir indiqué que ces moyens de transmission fonctionnaient correctement, le Capitaine Guillaume Robert termine sur un bémol d'importance :
"Par contre au cours de la retraite, il n'a jamais été possible d'entrer en relation avec les échelons supérieurs."
Cela confirme, s'il en était besoin, la désorganisation des lignes de communication françaises et le fait que les unités se sont retrouvées livrées à elles-mêmes, pendant la dernière phase des combats. Mais cela est-il la seule faute des moyens de transmission ?
Concernant cette difficulté, le Colonel Pellet ajoute la trop grande fréquence des changements apportés à l'organisation des commandements aériens intermédiaires entre la zone d'opération aérienne et le commandement des FACA 20 fut responsable de gêne dans les relations entre son état-major et les échelons supérieurs. Mais le pire restait que certains des échelons avaient des prérogatives mal définies ou les enfreignaient allègrement. Ainsi certaines de ses unités subordonnées - bataillon d'aérostation et détachement des transmissions - ne dépendaient pas de lui.
En ce qui concernait le premier, il a toujours été mis sous les ordres directs des commandants de l'Aérostation d'armée, qui, tous, ont agi en total indépendance et sans jamais informer le commandant des FACA des ordres qu'ils donnaient au bataillon placé sous ses ordres. Mais, à la Xe Armée, le 5 juin, on a également pu voir les FA 110 prendre le dessus sur ses FACA en exigeant des GAO de ne plus faire aucune mission à la demande d'une autorité autre que la [leur] sans [leur] en avoir référer pour décision s'il y a lieu ou non de l'exécuter. Néanmoins, l'historique du GAO 3/551 rapporte un dialogue ubuesque entre le Commandant Mariage et le Colonel Sylvestre Tavéra, le même jour : le colonel refusa d'indiquer au commandant s'il devait où non effectuer la mission que demandait les FADC 27, ce qui allait à l'encontre de son instruction sus-citée.
Organigramme théorique des FA 110 au 5 juin 1940. Pour correspondre à la réalité, les flèches reliant les FA au FACA/DC devraient relier les FA aux GAO. (document de l'auteur)
Pour le Commandant Lévesque, le règlement sur l'emploi de l'Aviation d'observation n'a pas précisé la place du commandant des FACA et ses auteurs ont cru régler la question en lui assignant deux emplacements, sans toutefois lui donner le don d’ubiquité il en est résulté des interprétations différentes suivant les idées personnelles des Généraux commandant les forces aériennes d'armées. Ainsi l'officier s'est tantôt retrouvé auprès de son GAO (qui a aussi changé), tantôt auprès du général commandant le corps d'armée de rattachement, suivant les affectations de sa grande unité de rattachement (Ve, IVe puis IIIe Armée). Une situation qui obligeait à l'adaptation lors des différents transferts (et son corps d'armée de rattachement n'est pas le seul à en avoir subi)... Mais il tempère son jugement puisque, dans son rapport, il indique que s'il apparaît nettement qu'il est préférable que le commandant des FACA soit le plus souvent possible auprès du CA, l'absence de possibilité de communiquer par un quelconque moyen avec ses unités de rattachement et l'éloignement géographique de plus en plus important des GAO font que le commandant des FACA soit mieux placé près du ou des GAO - il dirige alors le travail aérien.
Ce qui peut être vu comme un défaut du règlement, apparaît donc comme une possibilité de souplesse d'organisation en fonction des circonstances. Mais la cohabitation entre FACA et état-major de GAO n'était pas toujours bien vécue, comme le souligne Pierre Mariage en parlant de dualité de commandement (pour lui, leur position normale était d'être auprès de la Grande Unité de rattachement), une position qui se défend quelque peu dans le cadre d'une division de la Cavalerie dépourvue d'aérostation. L'historique du GAO 3/551 est sur la même longueur d'onde dans cette critique du comportement paperassier des FADC 27 : à vivre en commun avec le groupe le considèrent-elles comme mineur ou ne faut-il voir là qu'une simple déformation S.N.C.F. ?
Bien que la mise en place des transmissions en cas de retraite ait été prévue par l'Instruction sur la liaison et les transmissions en campagne de 1936, ces dernières ont failli. Mais face à la vitesse d'avancée des forces allemandes, nous était-il possible de répartir les moyens de transmission en plusieurs échelons qui s'installent à l'avance sur les positions successives (paragraphe 168, alinéa 2) ? Était-il possible de préparer soigneusement le repli de ces différents échelons, comme le prescrivait le paragraphe 169 de l'instruction ?
Ainsi une organisation nébuleuse et en évolution, avec des échelons parfois court-circuités me paraît avoir en avoir rajouté à la pagaille ambiante. Si on ajoute des commandants manquant de compétence (ce qui est, statistiquement, inévitable), et l'effet sur les esprits d'une situation qui se détériorait de jour en jour, on comprend la difficulté qu'eut l'aviation de Renseignement à travailler et le malaise ressenti par ses personnels. Une dernière remarque du Commandant Jouhaud peut venir éclairer ce sombre tableau :
"Ainsi, le désordre était tel que, pour remplacer des appareils perdus, il fallait à un modeste commandant de groupe aller frapper à la porte de l'état-major du commandant en chef ! "
La vie est un combat, page 177
Des problèmes bien communs ?
Comme le souligne le Lieutenant-Colonel Vincent Arbarétier, les soucis rencontrés par l’aviation de coopération sont un problème intrinsèque à l'armée française de 1940 :
"Le système commandement français [...] ne permettait à aucun des chefs français, du niveau national (politico-stratégique) comme au niveau tactique, d'être suffisamment tôt au courant de certains évènements pour pouvoir réagir à temps."
L'école de la guerre, Sedan 1940 ou la faillite du système de commandement français, page 109
Mais l'organisation floue propre de l'aviation de coopération était symptomatique d'une armée de l'Air qui a dû composer avec les demandes de l'armée de Terre de pouvoir mieux contrôler les unités aériennes intervenant dans la bataille. D'où une évolution des échelons de commandement durant la Drôle de Guerre et une imbrication de certains d'entre eux (l'organigramme des FA 110 me semble assez parlant).
Sources :
- Cartons AI 2D97, 2D110, 2D112, G8258, G8852 et G8893 du SHD
- État-major de l'Armée, Instruction sur la liaison et les transmissions en campagne de 1936 1ère partie, Imprimerie Nationale 1938
- Arbarétier V, L'école de la guerre, Sedan 1940 ou la faillite du système de commandement français, Économica 2012
- Ehrengardt C-J, Le bombardement français tome 1, Aérojournal HS n°5 juin 2003
- Jouhaud E, La vie est un combat, Fayard 1974
- Mariage P, L'adieu aux ailes, France-Empire 1967
- Salles A, Transmissions 1900-1940 "Histoire des matériels" volume 1, chez l'auteur 2016