lutter contre ses croyances

Publié le par Romain Lebourg

Mis à jour le 30 septembre 2021

La lutte contre les croyances

J'ai déjà eu l'occasion de décrire comment avaient été accueillis les renseignements des aviateurs français, le 12 mai 1940, dans les Ardennes. Or, deux précédents, au moins, ont existé en 1914 ! Et le premier, s'il avait eu lieu en 1940, aurait eu d'aussi graves conséquences.

La Belgique inviolable

Une idée préconçue :

Le plan français, le plan XVII, se focalisait sur l'Alsace et la Moselle. On savait que les Allemands pourraient attaquer en force la Belgique. Mais, on pensait que leurs infrastructures ferroviaires et la défense des territoires gagnés sur la France en 1871 ne permettaient qu'un déplacement limité (11 corps d'armée en même temps). Les stratèges français ne prévoyaient donc que la Ve armée, le corps de cavalerie puis la British Expeditionnary Force (BEF) pour protéger leur flan gauche, avec deux hypothèses, selon l'entrée ou non de troupes allemandes en Belgique.

L'aviation dément :

Dès le 4 août 1914, les troupes allemandes entrèrent en Belgique et, le lendemain, le pays sollicita l'aide de la France. Le 10 août 1914, un Voisin de l'escadrille V 24 reconnut la région de Gerosltein et le Luxembourg. Le sergent Joseph Frantz et le capitaine Pierre Capitrel observèrent troupes, convois et trains se dirigeant en nombre vers la Belgique. Mais, à leur retour, la réaction de l'officier du 2e Bureau (renseignments) auquel ils firent leur rapport fut sans appel : "Vers la Belgique ? impossible, c'est défendu !"1. Les observations ultérieures des escadrilles du Centre d'information aérienne de Mézières furent minimisées avec la même désinvolture.

Enfin des actes :

Il fallut attendre le 15 août 1914 pour que la Ve Armée reçût l'ordre de prendre position le long de la Meuse : les premiers accrochages entre les troupes françaises et allemandes venaient d'avoir lieu près de Dinant et l'allié belge rapportait que 200 000 soldats ennemis avaient franchi la rivière, au nord de Liège (les derniers défenseurs capitulèrent le lendemain).

Le miracle aurait pu ne pas avoir lieu

Quelles intentions allemandes ?

Début septembre, les renseignements sur la direction et l'objectif de la 1re Armée allemande étaient contradictoires. Le 2 septembre 1914, il semblait cependant évident que Paris était sa cible. Néanmoins, il y avait dispute entre le chef du 2e Bureau de la 6e Armée, le chef d'escadron Lucien Dutilleul, et le chef de l'aéronautique de cette armée, le capitaine Georges Bellenger. Le premier prophétisait un contournement de la capitale par l'ouest, tandis que le second, se basant sur les observations de ses hommes, pensait à une manœuvre plus à l'est.

L'aviation tranche :

Le 3 septembre 1914 au petit matin, le capitaine Bellenger distribua le travail entre ses deux escadrilles :

  • la REP 15 survolerait la région ouest de la ligne Paris - Compiègne jusqu'à Beauvais, conformément aux ordres du 2e Bureau ;
  • la MF 16, elle, poursuivrait les investigations dans le secteur est.

Si les aviateurs de la première unité n'observèrent que des détachements de cavalerie, au moins deux équipages de la MF 16 - le sergent Roger Prudhommeaux d'un côté, les lieutenants Émile Prot et Edmond Hugel de l'autre - rapportèrent que les troupes de la 1re Armée semblaient bien se déplacer vers le sud-est. Les reconnaissances lancées plus tard dans la matinée confirmèrent ces renseignements.

Les renseignements "dubitent" :

Le chef d'escadron Dutilleul resta toutefois imperméable à ces informations, reprochant semble-t-il à Bellenger de vouloir absolument voir les Allemands là où ils n'étaient pas2 ; son homologue du camp retranché de Paris (CRP) crut à une classique manœuvre d'enveloppement. Seul l'attaché militaire de l'armée britannique sembla intéressé. Cependant les reconnaissances lancées dans l'après-midi par l’aviation du CRP vinrent confirmer les rapports de celle de la 6e Armée !

On évite le désastre :

Mais c'est avant ces dernières missions que le général Joseph Gallieni, alors gouverneur militaire de Paris, fut informé de l'infléchissement de la progression allemande. Le 4 septembre 1914, les reconnaissance de la Cavalerie et de l’aviation de la 6e Armée confirmèrent la manœuvre ennemie. Le généralissime Jospeh Joffre, prévenu la veille au soir, avait cependant déjà pris les dispositions pour ce qui deviendrait le miracle de la Marne.

Esprit (critique) es-tu là ?

En 1914, l'aviation était encore naissante. Cela ne faisait que quelques années qu'elle participait aux grandes manœuvres ou aux conflits (Balkans, Maroc). La situation n'était donc, à priori, pas comparable à celle de 1940. Sauf que, si on regarde de plus près, le problème n'était pas forcément l'observation aérienne.

Quel point commun entre ses trois faits ?

En effet, dans un cas comme dans l'autre, les faits sont venus contredire une croyance :

  • Celle de l'impossibilité pour les Allemands de passer en force par la Belgique tout en se prémunissant des offensives françaises en Alsace et Moselle ainsi que du danger de l'Empire russe, à l'est ;
  • Celle d'un autre objectif que la capitale française, symbole dont la prise aurait un certain impact psychologique ;
  • Celle de l'impossibilité pour une masse de chars de traverser rapidement le massif ardennais.

Dans les premiers et troisième cas, il a fallu que nous soyons mis devant le fait accompli pour que les idées changent ! Que serait-il advenu si la Cavalerie n'avait pas confirmé les observations avant la première bataille de la Marne ?

Un mal répandu :

C'est un biais cognitif auquel nous pouvons tous être confrontés, à propos de sujets plus ou moins important : le biais de confirmation. Conformément à son mécanisme, les officiers de renseignements français, et éventuellement leurs supérieurs, ont écarté ou minimisé les informations qui ne confirmaient pas le comportement attendu de l'ennemi. En temps de guerre et de la part de personnes dans cette position, c'est une faute grave !

Une autre lecture de la défaite :

Il est donc intéressant de voir que nous avons connu de sérieuses défaites, non pas par manque d'informations ou à cause d'une stratégie idiote, mais d'abord par manque d'ouverture critique et de doute raisonnable envers les plans de bataille. Il a été oublié que ces derniers essaient de prévoir les réactions de l'ennemi et que, se faisant, ils peuvent se tromper.

Dans un cas comme dans l'autre, les officiers de renseignement ont été confrontés à la nouveauté. En 1914, l’aviation militaire n'avait que quatre ans et était alors en plein tâtonnement. Il n'est pas sûr que tout le monde aient été informé et surtout convaincu de son potentiel. En 1940, la stratégie adoptée par les Allemands était novatrice et, là encore, loin d'avoir convaincu tout le monde. Rappelons que, le 16 mai, si la 1re Division aérienne accepte la présence de chars ennemis près de Montcornet, l'échelon supérieur, lui, n'y aurait pas cru !

Il ne faut ensuite pas oublier qu'une information invraisemblable - ce qu'elles paraissaient être alors - demande un haut niveau de preuve pour être acceptée. Mais c'était aux officiers du 2e Bureau de les rassembler, grâce aux moyens à leur disposition. Les aviateurs, eux, ne faisaient que rendre compte de ce qu'ils avaient vu. Le comportement attendu était donc de faire vérifier les renseignements rapportées, si possible par une source indépendante.

Il y a donc certes eu des fautes de commises, mais je ne prétends pas qu'elles étaient forcément évitables, ni que les éviter nous eut sauvés.

Note :

1 Mémoires de Joseph Frantz citées par David Méchin dans 1914 de la bataille de la Marne à la guerre des tranchées, Batailles aériennes n°69, juillet-août-septembre 2014, page 35

2 Selon les mémoires de Georges Bellenger, rapportées par David Méchin (même source que précédemment, page 52), il lui aurait dit : "Vous mettez tout votre amour-propre à voir toute l'armée allemande. Comme vous n'avez rien vu à l'Ouest à cause des bois, vous transformez en divisions les régiments que vous voyez en plaine à l'Est."

Sources :

  • Journal de Marche et d'Opérations de l'aéronautique de la Ve Armée
  • Guelton Frédéric, Comprendre la défaite : "les forêts des Ardennes sont impénétrables...", in Martens Stefan et Prauser Steffen (dir), La guerre de 1940 - se battre, subi, se souvenir, Presses universitaires du Septentrion, 2014
  • Méchin David, 1914 de la bataille de la Marne à la guerre des tranchées, Batailles aériennes n°69, juillet-août-septembre 2014
  • Blog La menace Théoriste (23 septembre 2021)
  • Site de l'association La cavalerie dans la bataille de la Marne (23 septembre 2021)

Publié dans Panorama

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article