Panzer à nos portes
Mis à jour les 17 et 21 février 2022
Je vous avais raconté, dans un précédent article, comment la Royal Air Force avait organisé son premier raid de bombardement en Allemagne. Ce texte avait été ensuite l'occasion de rappeler que nous aurions pu faire de même, en 1939-40.
En lisant Ceux qu'on n'a jamais vu, de Guy Bougerol1, je suis tombé sur quatre marques indiquant que le Groupe de reconnaissance II/33 avait bel et bien travaillé pour le bombardement. Découverte intéressante qui mérite d'être racontée.
Le 16 mai 1940, à Montcornet :
Dans la nuit du 15 au 16 mai, le GR II/33 a confirmation que les chars allemands sont à Montcornet ! Au petit matin, on s'apprête à déménager. Mais des reconnaissances sont lancées pour vérifier le renseignement.
Guy Bougerol indique qu'un premier Potez décolla 3 h 30 pour le secteur Liart - Montcornet :
"Le premier avion décolle, celui de Hochedé, qui va réveiller la colonne blindée : ils sont bien là, motos, camions. Une maison brûle, lueur rouge dans l'aube sale et pluvieuse. Des capots jaunes : les tanks. Colonne serrée de chars, de voiture tous terrains, de camions.
"Une dernière pointe pour être sûr.
"Cette fois, aucun doute. Des gerbes de balles traçantes saluent l'avion importun.
"Hochedé atterrit à 5 heures sur le terrain de Saconin."2
Un peu plus loin, l'auteur signal que le commandant a alerté le bombardement sur les renseignements de la première mission.3
En effet, selon Christian-Jacques Ehrengardt :
"Au petit matin, le colonel Lefort (Groupement n°6) est informé par un coup de téléphone du GR II/33 que les avant-gardes allemandes sont à Liart et menacent directement leur propre aérodrome (situé à Athies-sous-Laon). [...] Il prescrit aussi à ses trois groupes de bombarder des objectifs d'opportunité sur l'axe Liart - Rozoy-sur-Serre - Montcornet (actuelle D.978 et D.946)."4
Ce sont d'abord cinq Lioré et Olivier LeO 451 du GB I/31 qui décollent à 7 h 45, suivis par un unique appareil du GB I/12, quelques minutes plus tard, puis par un second. Il y a donc eu bel et bien au moins une mission de bombardement prescrite suite à une reconnaissance aérienne durant la campagne... et la réponse était déjà sous mes yeux en 2020 !
C'est ensuite autour de Guy Bougerol, alors lieutenant observateur en avion, de partir en mission pour chercher les meilleurs objectifs justiciables de notre bombardement et maintenir le contact avec l'ennemi5. Après avoir fixé les colonnes de la 1. Panzerdivision entre Marle et Laon (actuelle N.2), à Montcornet, où elle traversent la Serre et depuis Liart, Guy Bougerol rend compte au PC du GB I/126.
Mais la journée n'est pas finie :
"Une troisième mission est envoyée avec Gavoille, qui découvre l'ennemi à Philippeville, filant plein ouest.
"Il trouve le PC de la IXe Armée et lance un message lesté.
"Et voici que les LeO-45 décollent l'un après l'autre. Toute la journée, ils vont faire la "noria" sur Montcornet."7
Et de fait, les groupes du Groupement de bombardement n°6 poursuivent leurs missions, appuyés par ceux du Groupement d'assaut n°18. À la nuit, le relai est pris par ceux des Groupements n°9 et 10 ; une mission diurne est même prévue pour 19 h 30 mais elle est décommandée un quart d'heure avant !
Peu après 17 heures, le groupe de chasse de la IXe Armée, le GC II/2, envoie deux MS-406 en reconnaissance au-dessus de Montcornet. L'un des deux pilotes tire une petite quarantaine d'obus sur une automitrailleuse ; mais la Flak endommage les deux chasseurs. Toutefois, avec ces renseignements, leur commandant pourra envisager la préparation du déménagement dont l'ordre arrivera dans la nuit8.
Le tableau ci-dessous récapitule les sorties9 :
Heure | Unité | Effectif |
7 h 45 | GB I/31 | 5 LeO 451 |
GB I/12 | 2 LeO 451 | |
8 h 45 | GB I/31 | 4 LeO 451 |
GB I/12 | 2 LeO 451 | |
11 h | GB II/12 | 7 LeO 451 |
GBA I/54 GBA II/54 |
2 Bre 693 3 Bre 693 |
|
14 h 45 | GB I/12 | 2 LeO 451 |
17 h 45 | GB II/12 | 7 LeO 451 |
GB I/38 | 7 Am 143 | |
GB II/38 | 3 Am 143 | |
GB I/34 | 4 Am 143 | |
GB II/34 | 4 Am 143 |
Hormis une mission de reconnaissance nocturne sur Monthermé et une autre entre Reims et Montcornet qui ne sont pas décomptées, l’aviation de bombardement se consacre entièrement à tenter d'arrêter les blindés allemands. On est cependant loin de la noria décrite.
Notons toutefois que, si les commandants des unités de bombardements ont donné foi aux renseignements ramenés par le GR II/33, les officiers de la Zone d'opération aérienne Nord, eux, ont fait preuve d'une plus grande incrédulité : ils ne pouvaient accepter que les Allemands soient si près !10
De même, ces attaques ne se firent pas sans casse. Le tableau suivant récapitule les pertes connues11 :
Groupement | Sorties | Pertes | ratio |
6 | 23 | 6 | 26% |
9 | 10 | 0 | 0% |
10 | 10 | 1 | 10% |
18 | 5 | 3 | 60% |
Comme on peut le voir, les attaques diurnes, réalisées à basse altitude ou en vol rasant ont coûté cher : leurs taux de pertes sont insupportables à court terme.
On peut s'interroger sur la tactique utilisée. Le LeO 451 n'était absolument pas conçu pour attaquer depuis une hauteur de 100 m ! Qui plus est, cela le mettait à la merci de la DCA de petits calibres, ce qui a incontestablement augmenté les pertes. Mais les attaques depuis 4 000 d'altitude auraient-elles été plus efficaces ? Le cas de l'aviation d'assaut est plus délicat. Constatant le manque de résultat des bombardements horizontaux, le général Girier avait décidé de revenir au vol rasant. Là encore, cela s'avéra mortel pour les appareils... mais pouvait-on faire autrement ? c'est déjà, à mon avis, moins sûr.
Quel résultat ?
Suite à ces missions, le communiqué du GQG fut triomphaliste :
"Notre aviation de bombardement, protégée par la chasse, a effectué avec succès des attaques vigoureusement menées sur des colonnes ennemies d'engins blindés signalés par notre aviation de reconnaissance".12
Guy Bougerol va même plus loin, affirmant que l'avance ennemie fut stoppée en ce point.13
Pourtant, au soir du 16 mai 1940, le XIX. AK progress[e] rapidement vers la route Vervins - Reims14, c'est-à-dire l'actuelle D.966 passant par... Montcornet ! C'était en tout cas la limite que le général von Kleist avait envoyée à 16 h 30 Guderian, qui commandait le XIX. Armeekorps ; ce dernier ne la reçut qu'à 00 h 45, alors qu'il avait atteint des position à une trentaine de kilomètres en avant ! Selon Karl-Heinz Frieser :
"Le 16 mai, ce fut un succès écrasant. La percée définitive de la chaîne de collines s'était faite à l'ouest du canal des Ardennes où les Français avaient fait une ultime tentative pour fermer la tête de pont de Sedan. À partir de là, les formations blindées progressèrent vers l'ouest quasiment sans obstacle. [...] Caractéristique à cet égard est l'épisode déjà mentionné qui se déroula sur la place du Marché de Montcornet : c'est là que le général Guderian et le général de brigade Kempf se rencontrèrent. [...] Le soir même, les premières forces de reconnaissance atteignait l'Oise."15
De plus, les éléments de la 6. Panzerdivision repérés la veille, purent librement infléchir leur course vers le nord, attaquer Vervins où se trouvait le PC de la IXe Armée, puis Guise et atteindre le canal de la Sambre à l'Oise.
L'avance allemande fut bel et bien stoppée... mais, le lendemain et par un ordre du général von Kleist qui démit Guderian de son commandement. Ce n'est que grâce à l'intervention du commandant de la 12. Armee, qu'il le réintégra dans la journée et reprit sa cavalcade, le 18. Cette halte permit néanmoins à notre armée de mettre en place une ligne de défense sur l'Oise et la Sambre16.
Une force capable d'autonomie :
Les attaques des bombardiers français de ce 16 mai 1940 ont donc été directement réalisées sur des renseignements de la reconnaissance stratégique. C'est une opération aérienne dans laquelle l'armée de Terre ne semble pas avoir mis son grain de sel.
Les forces aériennes de la ZOAN ont donc agit en tout indépendance dans la bataille terrestre, en utilisant tout leur potentiel pour concourir au succès. Malheureusement, ce dernier ne fut pas au rendez-vous : les moyens disponibles (14 LéO 451 moins d'une dizaine de Bre 693) étaient en effet trop limités pour ce faire.
De plus, cela n'alla pas sans casse. Après les pertes du 12 mai, le Groupement n°18 était virtuellement annihilé et dut être replié. Le Groupement n°19 n'était alors pas en mesure de le remplacer : le lendemain, seuls restaient les 14 LeO 45117 disponibles au Groupement n°6, soit à peine la force d'un seul groupe !
Un "petit" bémol (MàJ du 17/02/22)
La présence d'éléments allemands à Montcornet et Marle était connue de l'état-major de la IXe Armée, dès le 15 mai au soir. Le lendemain matin, le 15e Bataillon de chars de combat (BCC) devait attaquer la route Marle - Montcornet - Rozoy - Liart, puis s'installer en défensive.
L'unité venaitt tout juste de débarquer et seules les deux premières compagnies partirent vers leur base de départ ; la 3e ne put les rejoindre. Au matin, les chars B1bis effectuèrent normalement le trajet jusqu'à Marle, renforcés par une compagnie de chasseurs portés. Puis il se séparèrent pour aborder Montcornet par deux routes distinctes. C'est près de cette localité que la 2e compagnie se heurta à un détachement de reconnaissance et détruisit plusieurs automitrailleuses. Toutefois, les français n'allèrent pas plus loin : la poussée allemande dans le secteur obligea le commandement de l'armée de demander leur aide à Vervins - où se trouvait son PC - en fin de matinée... À cause d'un ravitaillement trop long, ils se replièrent finalement derrière l'Oise, où ils retrouvèrent d'autres éléments de la 2e Division Cuirassée (DCR).
Comme on le voit, il n'y a eu aucune coordination entre l'armée de l'Air et l'armée de Terre. Chacun a agit dans son coin et dans la précipitation. Le nouveau commandant de la IXe Armée semblait confiant, les rapports n'étant pas alarmistes18. Hélas, ces troupes furent balayées de la région par la 6. Panzerdivision19. Comme, on le sait, le lendemain 17 mai, la 4e DCR du colonel de Gaulle allait tenter à son tour de stopper les Allemands en attaquant vers Montcornet... en vain et sans soutien aérien.
Notes et sources :
1 Bougerol G, Ceux qu'on n'a jamais vu, Arthaud, 1945
2 Bougerol G, opus cité, p 107 ; Soisson - Saconin abritait le Groupe de bombardement I/12 qui recevra l'ordre de se replier.
3 Bougerol G, opus cité, p 109
4 Ehrengardt C-J, Le bombardement français volume 1 1939-40, Aéro-journal HS n°5, juin 2003, p 32
5 Bougerol G, op. cit., p 107
6 Bougerol G, op. cit., p 109
7 Bougerol G, op. cit., pp 109-110
8 Collectif, Le Morane-Saulnier MS-406, Histoire de l'aviation n°5, Lela Presse, 1998-2003, p 117
9 tableau réalisé à partir de : Ehrengardt C-J, Le bombardement français volume 1 1939-40, Aéro-journal HS n°5, juin 2003, pp 32-35, Ehrengardt C-J, Les Breguet en enfer, Aérojournal HS n°30, mai-juin 2018, p 68, Lebet M et Ribeiro J, L'Amiot 143 - De l'Aliont 140 à l'Amiot 150, Profil Avions n°18, Lela Presse, 2013, pp 261 et 315-316
10 Ehrhardt P, Les chevaliers de l'ombre : la 33e escadre de reconnaissance - première époque : 1913 - 1945, Savernoise d'arts graphiques, 1994, p 328
11 idem que note 8
12 Communiqué n° 512 du 16 mai au soir
13 Bougerol G, op. cit., p 110
14 Denis É, 1940 La Wehrmacht de Fall Gelb, Économica, 2017. Le XIX. Armeekorps était constitué des 1., 2. et 10. Panzerdivisionen ; cette dernière étant encore bloquée à Stonne, ce sont les deux premières qui progressaient.
15 Frieser K-H, Le mythe de la guerre-éclair - la campagne de l'Ouest de 1940, Belin, 2003, p 273
16 En réalité, l'ordre d'arrêt venait de plus haut, du groupe d'armées et même de... Hitler ! - Frieser K-H, Le mythe de la guerre-éclair - la campagne de l'Ouest de 1940, Belin, 2003, pp 274-277
17 Ehrengardt C-J, Le bombardement français volume 1 1939-40, Aéro-journal HS n°5, juin 2003, p 35
18 Bonnaud S, Chars B au combat : hommes et matériels du 15e BCC, L'encyclopédie de l'armée française, Histoire & Collections, 2011, p 59
19 Cette division avait atteint Moncornet et Marle la veille. Le 17, elle obliqua vers le nord, pris Vervins, puis se dirigea vers Guise où elle se heurta à des éléments du 8e BCC, l'autre bataillon de chars B1bis de la 2e DCR. Cela obligea les deux compagnies du 15e BCC à obliquer vers le canal de l'Oise à la Sambre pour rejoindre Homblières.
Bonnaud S, Chars B au combat : hommes et matériels du 15e BCC, L'encyclopédie de l'armée française, Histoire & Collections, 2011, pp 68-69
Frieser K-H, Le mythe de la guerre-éclair - la campagne de l'Ouest de 1940, Belin, 2003, p 471